La ville de mon enfance...
Poème
de Carole Menahem-Lilin
En écho à un poème
de O.V. de L. Milosz, Dans un pays d'enfance,
in Les Sept Solitudes
« Dans un pays d'enfance retrouvée en larmes,
Dans une ville de battements de coeur morts,
(De battements d'essor tout un berceur vacarme,
De battements d'ailes des oiseaux de la mort,
De clapotis d'ailes noires sur l'eau de la mort).
Dans un passé hors du temps, malade de charme,
Les chers yeux de deuil de l'amour brûlent encore
D'un feu doux de minéral roux, d'un triste charme;
Dans un pays d'enfance retrouvée en larmes...
- Mais le jour pleut sur le vide de tout
.....
»
La ville de mon enfance n’était pas une ville : c’était des arbres…
La ville de mon enfance n’était pas une ville : c’était des arbres. Des étages de verdure. Parfois une façade, un œil vitré ; un allée de graviers. Puis des feuillages encore, derrière les murs. Des arbres en larmes, en arme.
Des feuillages prisonniers. C’était une profusion, là-dedans.
Et on ne pouvait y aller autrement que par le regard, ou par l’imagination.
Il devait y avoir des trésors sous ces arbres, des sources, des biches
oubliées, des tombeaux, des princes ensorcelés …
Dans tout ce désir vide passaient les routes, comme les doigts d’une
main ; la paume faisait carrefour. Au-dessus, le ciel.
L’œil écarquillé du ciel, les cils et les paupières – les
nuages et les arbres.
Il fallait pour échapper à l’œil se cacher sous les
lits. Sous les tables et les tentes. Dans l’herbe. Dans les garages et
les caves.
Parmi les contingents de fourmis et dans les toiles d’araignées
musiciennes.
Se cacher dans ces endroits cachés où l’on aime à s’enfouir,
enfant, pour apprendre la petite bête. Pour la traquer dans l’ombre
au lasso des fous-rires. La bête à bon dieu, la bête à deux
ailes, qui monte, qui monte, qui monte coccinelle.
Approfondir le ventre, dresser l’écho.
On sera montreur de cirque, un jour.
On sera montreur de soi.
La ville de mon enfance était parcourue d’oiseaux, quadrillée
de fils téléphoniques, de cohortes de cloportes automobiles.
Alignements le long des trottoirs. La ville était définie par
le parcours immuable de vieilles dames de leur coiffeur à l’épicier,
de l’épicier au médecin ; mais bruissante à midi
des migrations d’enfants.
Migrations surveillées, éperdues.
Parfois nous happait sur le trottoir, au lieu d’arbres ou de cour, la
proue avancée d’un immeuble ; parfois les fenêtres étaient
plus hautes que les arbres ; cela étonnait.
Parfois aussi, une vitrine couleur marine.
Quelquefois même une tourelle, un toit venu d’Alsace, une terrasse
de Rome, et des passants d’Alger.
Des familles entières débarquées d’Alger ou des
Aurès.
La ville avait de ces fantaisies.
Il m’arrivait même de croiser des marchands de tapis de Marrakech.
Ma surprise était que les tapis ne volaient pas mais marchaient sur
le dos des marchands.
Ma surprise était que les lampes, tout au plus, éclairaient.
Mais ma déception la plus grande était qu’on ne trouvait pas, dans toute cette ville, de raconteurs d’histoires.
Personne pour aller chercher les histoires dans les racines de ces milliers
d’arbres.
Personne pour se préoccuper des sources.
Les fantaisies de la ville passaient inaperçues ; ses fantasmes étaient
superbement ignorés.
Nous n’avions dans la rue de regard que pour les masques marchant d’un
bon pas.
Chers voisins, sages nous-mêmes.
Sages et
Personne.
Certains soirs, les larmes tombaient en même temps que s’élevaient
les oiseaux.
Les martinets, les hirondelles, ne trouvaient plus l’espace du ciel.
Nos cœurs trop lourds se rabattaient sur les arbres.
La ville pleurait, paupières closes,
Et les arbres aux racines plaintives
De cette ville sans histoire
Pour enfants sans mémoire
Ne pouvaient rien faire d’autre
Que pleurer à leur tour leurs oiseaux
Que pleurer, que pleuvoir
Leurs ancres vides dans la splendeur du soir.
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