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Un si mince détail

contes fantastiques : Carnevalere et Licorne errante
Recueils de nouvelles : Enfermées et Passages

 

Un si mince détail

 

Cette nouvelle a été publiée dans la revue Nouvelles Vagues n° 7 en 2001

(siège : Nouvelles vagues, 58 rue Denfert-Rochereau, 78 200 Mantes-La-Jolie)

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Damien m’avait quittée quelques minutes auparavant pour aller boire un café, me laissant devant la masse énigmatique du Centaure. J’avais regardé partir mon ami avec la même rancune sourde qui m’oppressait depuis samedi, depuis que... Mais non ; je ne voulais pas y penser. Détournant mon regard du dos de Damien, je le reportai sur l’imposante silhouette de bronze, dont les pupilles vides, affolées, m’avaient immédiatement interpellée.
Il y a cent ans ou peu s'en faut, que le Chiron de Bourdelle feint d'ignorer l'agonie qui le guette. Près d'un siècle que la flèche empoisonnée se prépare à l’atteindre — non, l’a atteint. Il ne semble cependant pas y prêter attention. Les bras rejetés vers l’arrière, il tâtonne vers la harpe posée sur son arrière-train. Si le désespoir passe dans ses yeux — c’est de trouver l’instrument moins docile sous ses doigts.
A côté de moi on parle, on passe, quelques touristes, deux jeunes amoureux dont l’étreinte réactive ma douleur. Pour les oublier je scrute plus attentivement la face sombre du Centaure, la torsion convulsive de ses bras. Et c’est bien pire. Je frissonne, de plus en plus étonnée, de plus en plus angoissée. Sous le regard fixe du Centaure, je me sens devenir froide, l’illusion me quitte. La belle histoire dont je me berçais a cessé soudain de faire sens. Je me retrouve seule ; aussi froide et vide que si j’étais coulée moi aussi dans le bronze.
Tout comme le Centaure s’obstine à nier la montée du poison, je me suis obstinée à nier notre défaite. A l’image de Chiron, je me retourne sur moi-même, tente de ramener le désir dont, l'heure d'avant, je tirais encore ces mélodies étranges. Mais ni le désir ni la harpe, instruments infidèles, ne se laissent plus effleurer. Plus d’illusion consolatrice ; plus même de colère. Plus de ces drogues de l’esprit qui rendent la réalité supportable.
Je n’attends plus Damien. Cette Luce-là a vécu, je la laisse au fantôme de Bourdelle, j’en fais don au regard suppliant du Centaure. Damien-Luce, le couple radieux que nous projetions devant nous, dissimulant notre douleur dans sa lumière, fut-il un jour plus qu'un mensonge harmonieux? Damien m’a-t-il jamais considérée autrement que comme une preuve vivante de son pouvoir — preuve que l’on pouvait l’aimer, malgré, voire à cause, de — de...? De ce «de» que je peine à définir. Qu’importe. J’ai cessé de vouloir comprendre Damien, en même temps que j’ai abandonné la volonté d’être sa sœur, son infirmière. Quelle ambition ridicule. Je laisse Chiron, Damien, et la Luce qui les aimait, à leurs interrogations affolées. On peut se moquer du Centaure : moi-même, quelle sorte de chimère étais-je, qui prétendais aimer qui me rejetait?
Alors, retenue face à cette grande silhouette nettement découpée sur la clarté du ciel, dans laquelle je lis un arrêt qui me dépasse, j’ai mal soudain comme si l’on tranchait dans mon corps à vif.

A cet instant, Damien revient du bar. De ce ton autoritaire qu’il emprunte avec moi depuis quelques jours, comme s’il était sûr dorénavant de mon attachement, il m’interpelle : «Vite, il faut que tu viennes voir... Tu ne devineras jamais qui...!» Comme je tarde, il vient vers moi impatiemment, me prend par le bras, cherche ma complicité.
Il ne reçoit que mon regard vide, un regard couleur de bronze.
— Je ne peux oublier ce que tu sais, dis-je. Séparons-nous.
— Que dis-tu?
— Tu as fort bien entendu.
Je lisse ma jupe en un mouvement impatient. Ces prolongements aériens, robe, collier, boucles, bracelets, m'apparaissent dans leur inutilité. Ces voiles, ce piège coloré, pour prétendre quoi? Pour retenir qui? Cet homme, qui se refusant se croit aimé?
Son expression assurée, heureuse, tarde à disparaître. Elle fait enfin place à l’incrédulité.
— ...J'ai cru entendre. Mais que dois-je savoir qui expliquerait ta décision?
« Que dois-je savoir qui...» Ah non! pas de ces faux-semblants. Je le fixe, dents serrées. Cependant, son sourire tremble, tandis que la colère me fait monter le rouge aux joues.
— Tu le sais fort bien.
Je darde à nouveau mon regard dans le sien. Son visage se ferme.
— Ainsi, c'est arrivé, dit-il. Tu en es arrivée là, toi aussi.
Je le fixe toujours. Je le fixe. Il est pâle. Ses mains sont tendues vers moi convulsivement, comme celles de Chiron vers la harpe, comme celles de mon double vers notre passé. Mais tout cela ne concerne plus celle que je suis à cet instant ; pour un court moment, je ne ressens plus de douleur. Je ne ressens plus rien.
— Je te croyais différente. Au-delà de cela.
— Tu te trompais.
— Je déteste ce que vous appelez... érotisme.
— Je ne crois pas, Damien. Tu as ta conception de l’érotisme, que tu refuses de partager.
— Tu m’accuses d’être... pervers?
Je le regarde, amicale mais sans émotion. Je ne peux me permettre de ressentir de l’émotion à son égard.
— Je ne peux pas vivre à côté de mon corps.
— Tu disais... que cela n’avait pas d’importance.
— J’avais tort.
— Tu t’es servie de moi.
— Peut-être.
Ses lèvres continuent d’articuler des mots — patience, parler, silence — des mots dont je saisis l’intention sans en ressentir la portée. Je le dévisage une dernière fois, stupéfaite. Il y a quelques jours encore, Damien, lorsqu’il parlait, parlait en dedans de moi. Damien, quand il bougeait, bougeait en dedans de moi. J’étais à la fois vide et pleine. Vide — peine. Pleine.
A prèsent sa voix s’élève sans que j’en sois affectée.
Il continue de parler. Je murmure «Adieu» et je m’en vais vers la sortie.

Sur le seuil du Musée, cependant, je me retournai.
Depuis la cour intérieure, dans l'ombre du Centaure, Damien avait cessé de parler. Il me regardait. Que voyait-il de moi? Je ne savais plus. Sous mes pas, le sol, naguère stable, chavirait.
Damien... Il avait tout accepté de moi. Tout... ou presque. Il m’avait acceptée compagnon, jumelle, enfant ; il ne m’avait pas acceptée femme. J’étais son double ; je n’étais que son double. C’était cela sans doute qui me contraignait à partir, ce presque rien, ce rien ou presque — qui fait pourtant que l'image ne s'ajuste pas à la réalité qu'elle représente.
Ce détail.
Ce détail?

Ainsi en avions-nous décidé. L'impossibilité quotidiennement vérifiée de — comment dire? baiser? faire l'amour? (mais nous reculions même devant les mots) — cette impossibilité ne devait pas entacher nos relations. Ne devait pas, par exemple, nous empêcher de vivre ensemble. Ni de donner l’image du couple parfait. Mettre à mal cette promesse, c'eût été reconnaître que notre rêve était incomplet, et que notre complicité ne suffisait pas à notre épanouissement. Parler ouvertement de cela, c'eut été renoncer.
Renoncer à quoi? Pas à notre amitié, sans doute. Mais à la vision idyllique que nous en avions. Une vision idyllique, protectrice, qui très vite prit le pas sur la relation qui la sous-tendait.

Ainsi avions-nous érigé un ensemble de règles implicites.
Par exemple, ignorer les mouvements de recul qu'inspirait mon plaisir à Damien. Par exemple, nier la colère qui par moments m'étouffait, et me faisait tousser interminablement dans la nuit parisienne, tousser, tousser au lieu de parler, tousser aux larmes...
Surtout, faire comme si le doute ne nous concernait pas.
Parler, oui — pour ne pas parler.

La recherche de la jouissance, discutions-nous par exemple, les soubressauts liquides de l'orgasme, sont-ils compatibles avec l'Idylle?
Adam et Eve au Paradis ne faisaient sans doute pas l'amour, disait Damien. La violence de l'acte amoureux, l'effroi de la pénétration, cet outrage — cette face nocturne de l'amour n'avait sans doute pas cours au Paradis.
Elle ne doit pas davantage, concluais-je (pressée de le rassurer, de lui montrer combien je le comprenais), elle ne doit pas davantage prendre place dans le pur amour.
Il acquiessait. L'orgasme, répétait-il, n'existerait sans doute pas sans la Chute, car il est le fait de l'être divisé.
Il doit par conséquent, murmurais-je à contre-coeur, être banni du pur amour, cette tentative désespérée de reformer l'être unique.
Ou pour le moins (pensais-je à part moi en le regardant avec amertume) ou pour le moins être poliment ignoré.
Voilà. Voilà ce à quoi nous aboutissions, dans de lassantes, parce que vaines, conversations. A justifier notre impasse. Il me faut préciser que nous n’étions ni l’un ni l’autre croyants, malgré l’imagerie biblique à laquelle nous recourrions. Nous placer dans un contexte délibérément étrange nous permettait des «audaces». Bien sûr, à moi cette jonglerie mystique donnait aussi d'autres pensées. Pas d'orgasme, récapitulais-je dans le secret de la nuit, tandis que découragée je regardais dormir Damien. Pas d'orgasme parce qu’interdiction d'accouplement... Ou pas d'orgasme parce que pas d'amour?
— Et si, osai-je un soir que Damien avait à nouveau convoqué les anges (anges auxquels ni l'un ni l'autre ne croyions), et si... et si le Paradis, plutôt que cette plaine assexuée que tu décris, n'était au contraire qu'orgasme, orgasme perpétuel? Si Dieu était le Super Amant?
Il détourna son regard.
— Tu confonds tout.
Et il haussa les épaules, malheureux. Mais je ne pouvais pas me taire, cette fois.
— Et si, continuai-je donc, rappelant à moi mes lointains souvenirs de philo, et si notre couple n'avait pas pour mission de reformer l'être unique? Ne peux-tu me voir différente de toi, n’as-tu pas envie de... tâter de cette différence-là?
Damien haussa à nouveau les épaules. Puis il me tourna carrément le dos.
Il ne me toucha plus cette nuit là, ni le jour ni la nuit suivante. A peine s'il consentit à me regarder. Il ne voulait pas me faire souffrir, non. C'était au-delà.
Je le regardai. Tentai de lui parler. Puis cessai de le regarder, et de parler aussi. Je partis.
Deux jours plus tard, il était devant ma porte, portant la chemise que je préférais, et avec à la main juste le livre que je souhaitais lire.
— Tu es un ange, fis-je en lui tombant dans les bras.
Sur quoi, nous partîmes d'un éclat de rire. Il était un ange, oui, c’est pourquoi nous riions : car c’était bien cette conduite angélique qui posait problème. Cependant, qui d’autre serait venu me rechercher? Qui d’autre m’eût ainsi comprise à demi mot? Ce rire complice, pensai-je, c'était mieux que tout. Je rendis donc les armes, et rentrai dans l'orthodoxie. Après tout, me disais-je alors, ne valait-il pas mieux une folie partagée que la solitude?

Damien était donc un ange, c’était entendu. Et Dieu sait — pour parler comme lui — Dieu sait si je me sentais coupable. Je me sentais coupable de désirer qui ne pouvait se donner, qui ne pouvait même concevoir de s’abandonner. Car ce retrait, cette fuite — non pas même une impuissance, mais un refus — étaient le fait de Damien, non le mien. Si j'étais fautive en quelque chose, ce n'était pas de froideur, mais d'une trop grande ardeur. Si mon amour péchait, c'était dans cette impossibilité à renoncer — renoncer à lui, à moi, à nos corps imbriqués.
Combien de fois m'étais-je interrogée? Combien de fois avais-je tenté de comprendre, pesé et repesé les rares paroles de Damien sur la question, épié ses attitudes, combien de fois avais-je rêvé son passé dont il ne me disait rien? Cette enquête vaine, ces suppositions impatientes, avaient fini par dresser entre nous une barrière impalpable.


Parfois, cela m’amusait. Car enfin, je n’avais le plus souvent tiré de «la chose» qu’un plaisir décevant, ou pas de plaisir du tout. Plus d’une fois, naguère, j’avais triché, simulant ce que je n’éprouvais pas ; puis j’avais cessé de tricher quand j’avais réalisé que l’«on» se préoccupait peu de mes réactions, pourvu que l’«on» obtienne une sorte de plaisir qui me laissait de pierre... Il semblait que, malgré cette expérience peu réussie, je n’avais pas renoncé à croire aux vertus magiques de l’amour physique ; ou bien que les réticences de Damien avaient fortifié un désir jusque là peu stimulé, puisque, me trouvant confrontée à un amant qui à son tour se refusait, j’en éprouvais une frustration douloureuse.

Lorsque nous nous étions rencontrés, je me remettais — mal — d’une liaison avec un de mes professeurs, homme marié à qui je n’avais jamais demandé de quitter sa femme et qui, peut-être pour cette raison, m’en menaçait tous les deux jours. Avec Parge, j’avais mesuré l’inanité de mes rêves de petite freudienne : séduire le Père, l’amener à se séparer de sa femme, ainsi qu’en future psychanalysée je résumais la situation, ne pouvait suffire à me construire une existence. Je m’en étais rapidement persuadée. Par malheur, Parge semblait d’autant plus accroché que je me montrais réticente — je ne sais ce que dirait Freud là-dessus. Pour moi, j’en conclus que le désir était un étrange animal, qui n’aimait rien tant qu’être rabroué.
Pour se dédommager de ce qu’il nommait mon indifférence, Parge se payait sur ma personne plusieurs fois par semaine. Il me proposait sur le campus des rencontres dans les lieux les plus imprévus. Me sentant confusément coupable, je n’osais refuser. Cette fantaisie m'amusa un temps ; puis je réalisai qu'elle n'était qu'apparente. Le danger faisait partie d'un rituel qui devait se dérouler d'un bout à l'autre de manière quasi immuable, ce qui ne tarda pas à me lasser. Ce n'était pas le rituel qui me choquait ; mais le sentiment de n'être quasiment pour rien dans le plaisir de cet homme. Il n’avait aucune considération pour mes propres fantaisies et curiosités. Il ne savait pas m’attendre ; il ne savait pas jouer, ou du moins, pas jouer à deux. Il était par trop pressé de conclure, par trop pressé d’obtenir «son» plaisir, comme si on voulait l’en priver. Je sortais de nos rendez-vous le bas-ventre douloureux, vaguement nauséeuse, et l'admiration tendre que j'avais d'abord ressenti pour lui s'était muée peu à peu en dégoût, puis en rancune.
Certes, son désir me prouvait que j'étais femme, il me prouvait que je pouvais séduire. Il certifiait mon pouvoir. Bon : et après?
Il n’y avait pas d’après. Je ne voulais plus rien obtenir de Parge qu’il ne m’avait déjà, au centuple, offert — d’une manière qui ôtait toute valeur au don. Je refusais qu’il m’offre rien de plus : je voulais seulement me débarrasser de l’image d’Eve libertine qu’il me renvoyait. Car enfin, qu’est-ce qu’une libertine qui n’obtient pas son plaisir ? Donc, m’ébrouer, me laver de lui et d’elle. Retrouver mon indépendance de fille née de personne, ni des mains du créateur ni de la côte d’Adam. Or, même cela s’avérait compliqué. A entendre Parge, omettre de reconnaître ma dette envers lui était déjà une très grande faute ; refuser de l’épouser dès qu’il se rendrait libre en était une plus grande encore ; mais mettre fin à nos relations, c’était carrément risquer de mettre fin à sa vie... La suite prouva la faiblesse du raisonnement : Parge n’avait pas (heureusement) le courage de ses ambitions.
Il n’en demeure pas moins que, ne possédant pas le don de double vue, je restai engluée presque un an dans ce faux dilemne: me laisser dominer par la volonté d’un simili dieu pitoyable ; ou, m’échappant, lui causer un grave dommage — ce que je ne souhaitais pas. Ainsi naquit le dégoût, et plus que le dégoût. Ce qui me restait en terme de plaisir intellectuel, c'était le ressassement, ce qui me restait de sensation, c’était l'écoeurement. Je me découvrais rétive à éprouver plaisir ou curiosité. J’avais enfreint le tabou, et n’en avais retiré que lassitude. Je ne voulais plus des surprises du désir, puisque le désir se révélait être d’abord celui de l’autre. Je ne voulais plus subir. Je ne voulais plus même ressentir d’émotion. Cette atonie prit de l’ampleur. Je me mis à maigrir, puis à dormir tout le jour. Fatiguée dès le matin, le coeur au bord des lèvres, me nourrissant à peine de purée Mousseline et d’insipides séries télé. Non, non je n'étais pas enceinte, comme s'en inquiéta ma mère. Non je n'étais pas en deuil de mon amour déçu, comme crut devoir me l'exposer ma meilleure amie. Mais — mais quoi?
Mais.
Ainsi la lutte cessa faute de combattante. Après avoir présenté tous les symptômes de la maladie, je tombai réellement malade. Je n’émergeai de mes limbes qu’en septembre, pour passer et obtenir de justesse les examens de la deuxième cession.
Et Parge? me renseignai-je. Parge, m’apprit-on, après une période réellement critique — il venait ou ne venait pas, bredouillait durant ses cours, mettait dix jours de suite la même chemise, lui qu’on avait surnommé le dandy — Parge donc après une période de deuil raisonnable (deux mois), se laissa consoler par une autre de ses étudiantes. A l’heure qu’il est, leur laison dure encore... et Parge n’a toujours pas divorcé. Grand bien leur fasse à tous les trois, le roi, la reine, et la prétendante au trône.
Quant à moi, je passai un an à travailler de ci de là, à vivoter, avant de revenir poser mon cul délicat sur les bancs de la fac. J’étais croyais-je définitivement guérie et de l’envie de séduire, et de celle d’éprouver du désir.

Arrivé dans le département de Philo durant mon année d’absence, Damien s’était taillé une réputation d’étrangeté et de brillant. On ne pouvait le classer : il prônait le détachement en toutes choses, ce qui plaisait ; mais il mettait hélas sa théorie en pratique, ce qui heurtait. Il ne répugnait pas à attaquer qui recherchait sa complicité, pas plus qu’il n’hésitait à se moquer du système universitaire dans lequel il réussissait si bien. Malgré ces défauts, on le recherchait, sans obtenir de lui dans l’intimité beaucoup plus que ce qu’il donnait en société : des discours, amusants mais glacés. Seule Anne, l’agitatrice de notre groupe, avait un temps forcé sa solitude. Elle m’en avait fait quelques confidences du temps que j’avais déserté la fac : j’étais alors hors compétition. Les interrogations d’une fille d’ordinaire si péremptoire m’étonnèrent. Elle me faisait part de son incompréhension face à l’attitude de Damien : ils s’étaient fréquentés trois mois, avaient même dormi ensemble, sans qu’il la... qu’il la... enfin, je saisissais sans doute, j’étais sommée de saisir. Je baissais pudiquement les paupières. Ansi, cela existait, un homme que l’urgence de son désir ne gouvernait pas? Oui, répondait à sa manière Anne, et c’était insupportable. Car enfin, de quoi avait-elle l’air, elle !
J’étais donc, via Anne, préparée à l’originalité des comportements de Damien ; mais je ne m’attendais pas à ce qu’il manifestât envers moi un quelconque intérêt. Cela allait au rebours de son habituelle réserve, et surprit ou indigna. Comment, moi, la «Lolita idiote et sans coeur», avais-je retenu l’attention d’un tel monstre de pudeur?
J’aurais été bien en peine de me défendre ou de répondre. Puis, très vite, ce ne fut plus la question.

— Luce, cela signifie lumière, avait-il émis en s'asseyant près moi. Je le regardai avec ironie. C’était le troisième jour de fac, je ne me sentais pas particulièrement lumineuse. J’aurais préféré être partout ailleurs qu’ici, sur se banc gris, dans cette fac de banlieue, où je risquais à tout moment de me trouver nez à nez avec Parge. Le cours sur Platon venait de commencer, et déjà m'indisposait. Réduire la variété de l’existant à quelques modèles transcendants, décrire les objets vivants en termes de manque, cette démarche m’agaçait, d’autant plus que le prof y adhérait furieusement. Se prenait-il pour une réincarnation de Socrate? Il en aurait eu la laideur, mais pas le charisme.
Mon voisin patinait sur son mauvais compliment.
— J’ai entendu souvent parler de toi par Anne.
— Ah.
— Les histoires des autres me fascinent.
— Ce n’est pas ce qu’on dit.
— On me connait mal.
— Si je te raconte mon histoire, je te dégoûterai bientôt.
— Moi? Non, sûrement pas.
— Je préfèrerais.
— Pourquoi ?
— Si j’en juge par ce qu’Anne m’a dit de toi, tu ne m’es pas sympathique.
Au lieu de se raidir, il me coula un seul regard amusé.
— C’est un bon début, fit-il.
Je rougis de mécontentement.
— Retourne à ta cour d’admiratrices. Moi, j’ai assez à faire à écouter ce cours débile.
J’avais du parler plus fort que je n’avais cru. Le professeur me lança un regard irrité.
— Mademoiselle, nous n'avons pas tous dans cette fac les mêmes raisons que le professeur Parge d'être indulgents...
Quelques visages s'étaient tournés vers moi.
— Je ne crois pas que le professeur Parge m’ait notée avec indulgence, Monsieur.
— Mais peut-être vous a-t-il demandé des exercices particulièrement... euh... adaptés ?
Un rire nerveux fusa. Socrate II me couva d’un regard goguenard.
— Nous pourrions débattre de ce... sujet, après le cours?
Dégoûtée, je me levai et rassemblai mes affaires.
— Excusez-moi, je ne me sens pas bien, Monsieur.
— La présence à mes cours est obligatoire.
— J'y réfléchirai. Salutations respectueuses.
Je refermai la porte sur un brouhaha naissait. J'atteignis avec peine les toilettes et m'effondrai après avoir claqué le loquet. J’aurais bien aimé disparaître là, emportée dans la cascade d’eau javellisée. Quelle honte de moi-même m’avait poussée à faire confiance à Parge, à m’afficher avec lui ?
— Merde ! Le salaud! Le...
Lorsque je sortis en titubant des toilettes, je me heurtai à Anne. Derrière elle, Damien dressait sa silhouette gris-bleu. Je les regardai avec plus de gêne que de reconnaissance.
— Nous ne pouvions pas rester en cours après cela, dit Anne, qui avait toujours un avis sur tout.
— Non, nous ne pouvions pas, confirma Damien.
Son sourire amusé laissait pourtant entendre le contraire. Il promenait lentement son regard sur moi. Je renonçai à comprendre plus avant, suffisamment dégoûtée de moi-même pour éviter les causes de troubles supplémentaires. Lui et Anne m’entraînèrent au café, où, malgré mon peu d’enthousiasme, Anne continua à pérorer au-dessus des petits noirs. Damien face à moi se contentait de se taire. Moi, j’attendais que cela passe, les yeux dans ma tasse.
A la fin du cours, nous vîmes apparaître Frédé. Il apportait des nouvelles fraîches : on avait fort commenté mon départ. Je le priai de ne pas s’étendre sur la question. Il haussa les épaules en rigolant, puis se penchant vers moi, me léchouilla le museau. «Eh là!» protesta Anne. «Je réconforte ta copine.» «Tu as de drôles de manières!» Frédé fit entendre un curieux hoquet, que j’avais appris à reconnaître comme son rire le plus “nietschéen”. «Tu devrais être habituée, depuis le temps.» Anne, furieuse, embraya sur les multiples infidélités de Frédé, présentes, accomplies ou à venir. Damien me lança un regard amusé. Je serrai les dents. Ils migrèrent bientôt vers un bar voisin, où les consommations étaient moins chères. Je m’attendis à voir Damien se lever. Il ne bougea pas. Quand je fis mine de payer, il posa sa main sur la mienne :
— Crois-tu encore que tu me dégoûtes?
— M’en fiche.
— Tu te méfies toujours autant ?
— ... ?
— De l’intérêt qu’on te porte.
— Je ne sais pas.
Je me levai. Il resta assis.
— Tchao.
— C’est ça. Tchao.
Le lendemain, il me proposa un déjeuner. Je refusai. Le lundi, il m’invita au cinéma. Je déclinai, puis acceptai la semaine suivante. Je ne garde aucun souvenir du film. Je passai la séance à me demander ce que je faisais là. La présence d’un garçon à mes côtés me gênait. Je reportais mon regard de l’écran au plafond, puis le laissais glisser sur le profil de Damien, ou sur ses mains, qu’il gardait sagement croisées sur ses genoux. Je me souvenais du souffle empesé de Parge, et écoutais Damien ne pas respirer. Parfois, il me lançait en retour un regard amusé. Je détournais le mien. Il y avait dans son attitude quelque chose que je ne comprenais pas.
Je sortis à la moitié du film. Il me suivit. «Tu as raison, fit-il, c’était un navet.» Nous passâmes plus une heure à errer, des rues en déséquilibre de Ménilmontant aux façades instables de la Goutte d’Or. Nous étions proches de chez moi ; peut-être attendait-il que je l’invite à monter prendre un verre. Je me refusais à aborder la question. Nous finîmes par échouer dans un bistrot d’immigrés, ripoliné de rouge. Des hommes jouaient au 421. Le patron nous servit comme à regret, posant une boîte complète de sucre entre nos petits verres à thé. Un jeune entra, portant un balladeur. Nous nous tûmes un temps dans les accents du raï. Furtivement, j’enviai ces hommes qui savaient ce qu’ils pensaient.
— Tu es une drôle de fille, finit par dire Damien.
Je lui souris en réponse. En sortant du café, il me fit un signe de la main, puis s’éloigna. Je montai chez moi, soulagée. «Il ne s’y frottera plus», pensais-je.
Mais le lendemain, il vint vers moi, empressé. Il me montra un appareil photo. «Il faut que nous refassions le parcours d’hier. Surtout cette rue, tu sais, en pente dingue, on a l’impression que les toits dégringolent les uns sur les autres. Il le faut.» «C’est aussi intéressant qu’un zèbre qui a des puces» protestai-je. Il me rit au nez. «Je voudrais pousser la porte des immeubles condamnés. Je voudrais soulever les rideaux qui voilent les chambres. Passer la nuit à arpenter ces rues où depuis les fenêtres, aux terrasses des cafés, s’échangent les répliques d’un théâtre improvisé. Tu es comme moi : tu adores ce fourre-tout, cette vitalité inattendue.» «Tu te trompes.» «Non. J’en suis sûr. Tu es voyeuse, tout comme moi. J’ai vu tes yeux.» Je ne répondis ni oui ni non. Je le repoussai quand après les cours, il m’emboîta le pas, mais il me suivit tout de même, et je le conduisis, tout en feignant de l’ignorer, où il souhaitait aller.
Commença une étrange période, pendant laquelle nous avons essayé l’un vis à vis de l’autre toutes les stratégies de fuite. Cependant nos intérêts convergents nous rapprochaient presque malgré nous, et il semblait impossible, à présent que nous nous étions rencontrés, de nous éviter. Nous avons pris l’habitude, en ce temps là, d’émettre les propositions les plus incroyables, en tablant sur le fait qu’elles deviendraient vraies — ce qui à force de patience s’avéra souvent juste. De même nous récitions les textes indifféremment à l’endroit ou à l’envers, avec la même certitude d’y trouver un sens, puisque, nous répétions-nous, ce sens c’était nous qui en grande partie l’inventions. Nous tenions aussi pour un grand privilège d’avoir le temps d’errer, pour le pur plaisir du labyrinthe. Marcher dans la ville sans destination précise, marcher la nuit, dormir le jour, ou le contraire tout aussi bien. Nous avions une manière particulière de discuter, qui consistait à attacher moins d’importance au sens apparent des mots qu’à ce que nous leur reconnaissions d’intentions cachées. De cette manière nous avons mené quelques dialogues particulièrement absurdes, qui nous remplissaient d’un étrange contentement.
Les désagréments que nous nous infligeâmes mutuellement pendant tout l’automne, au lieu de nous séparer, nous rapprochèrent. Nous commençâmes à nous interroger sur la nature de ce lien. Moi, pour examiner ce qu’avec un peu de bonne volonté nous pourrions en faire ; lui pour nous mettre en garde contre ce qu’il ne devait surtout pas devenir. Après quoi, il pleuvait sur nos interrogations et sur nos disputes, il pleuvait et il faisait bien trop froid pour envisager une séparation radicale. Nous nous rappelions pour promettre de ne plus nous voir une semaine durant, au moins. Une heure plus tard il débarquait à ma porte, ou je le retrouvais dans le café qu’il hantait. Le soir tombait. Nous nous regardions, secrètement ravis : nous avions passé encore une journée ensemble, sans avoir rien hypotéqué de l’avenir.

Il y avait bien quatre mois que nous nous connaissions. On nous appelait «le couple», sachant bien que cela nous agacerait. Nous seuls étions dupes de l’indépendance que nous affichions. Les heures passées loin l’un de l’autre étaient des heures de malaise : nous étions sortis dans le monde sans notre peau, nous ne nous sentions plus assurés de rien. Cette sensibilité maladive nous étonnait, qui ne ressemblait pas à l’attirance amoureuse telle qu’on nous la décrivait. Nous luttions contre cela comme nous le pouvions. Nous ne nous étions jamais encore pris les mains ni frôlé des lèvres ; mais quelquefois, quand Damien s’approchait de moi à l’improviste, j’en ressentais l’envie. En un éclair, je l’imaginais nu, et je pensais combien j’aimerais goûter sa peau. C’est alors que Parge surgissait, en un souvenir odieusement physique. Je l’entendais haleter, je sentais le sperme dégoutter sur l’intérieur de mes cuisses. De m’avoir tenue sous sa coupe, Parge m’était devenu entièrement haïssable. Des détails, auxquels je n’avais pas prêté une particulière attention, des tics qui m’avaient émue d’abord, s’imposaient désormais à moi avec une hideuse insistance. Quelque chose de ma répulsion devait passer dans mes yeux. Damien me fixait, fasciné, interrogatif — et parfois même, sans me quitter des yeux, il tentait de se rapprocher encore. Moi, je me rétractais. «Je ne te fais pas envie, n’est-ce pas ?» demandait-il. Il y avait quelque chose d’agressif, presque de triomphant, dans son sourire. Je ne comprenais pas, et ne répondais rien.
Un de ces soirs, nous allâmes en groupe danser en boîte. Je me sentais particulièrement mal, séparée de mes amis, de mon monde, de moi-même. Dans une sorte de brume, je regardais Damien danser, et je le trouvais beau. Quand le slow arriva, il enlaça Anne, lui chuchota quelque chose à l’oreille, elle rit à sa manière si assurée, et je ressentis quelque chose qui ressemblait à de la jalousie. Mon visage dut s’altérer. Frédé m’entreprit sur ce qu’il appela mes «élans d’âme» — et comme à son habitude n’attendit pas la réponse pour me donner son interprétation. Je feignais de l’écouter, mais je ne cessais d'observer Damien et Anne. Ils dansaient. Damien s’abandonnait plus que d’ordinaire, il avait des mouvements malhabiles mais chaleureux, qui me firent envie. Au morceau suivant, Frédé se planta devant moi. Je devais céder, m’expliqua-t-il, céder à mes élans désordonnés. Le mouvement était préférable à l’immobilité glacée que je m’imposais.
— Viens danser.
A ma surprise, j’obtempérai. Il avait posé son muffle humide dans mon cou. Il me serrait trop à mon goût. Je le repoussai brusquement.
— Lâche-moi.
Il m’attira plus avant. Je criai.
— Reste là... insista-t-il.
Je le mordis. Il me lâcha avec un cri de surprise. Puis me rattrapa et se rapprocha à nouveau.
— Tu es bandante.
Je rougis.
— Tu as trop bu.
Nous avions tous beaucoup bu. Je mis sur le compte de l'alcool l'excitation qui m'envahit lorsque les lèvres de Frédé glissèrent sur mon cou, avant que je ne lui échappe pour retourner m’assoir . Son rire sonore m’accompagna jusqu’à notre table. Il était resté planté au milieu de la piste, toujours s’esclaffant. Mon regard hésitant croisa celui de Damien. Il ne me quitta plus des yeux pendant le reste du slow. Quand la musique cessa, il embrassa Anne à pleine bouche — sans cesser de me regarder. Elle le repoussa avec une indignation jouée. Mais elle était rouge de triomphe, et ses yeux brillaient. Moi, je les contemplais sans rien comprendre au trouble qui m’agitait — sinon que j’aurais voulu être à la place d’Anne, et simultanément disparaître.
Pour fuir le scandale qu’ils représentaient, je désertai la fac pendant toute une semaine. Je partis dans la maison de campagne de mes parents, déserte en cette saison, et sans téléphone. Je ne quittais mes livres que pour arpenter les chemins traversés de pluie et de grand vent, ou foncer sur ma machine à écrire. Je rédigeai ainsi la moitié du mémoire que je devais rendre en fin d’année. Je ne voulais surtout pas réfléchir à ce qui m’arrivait. Quand j’eus fait mon plein de solitude et d’embruns, je refis ma valise et partis pour la gare. Je n’arrivai à Paris qu’à minuit. Dans le métro, je ne sais comment, je croisai Damien. Il me fixa un instant, puis vint vers moi sans sourire, sans marquer de surprise non plus, comme s’il était tout naturel que nous nous retrouvions là. Je lui abandonnai mon sac. Nous parlâmes peu jusqu’à chez lui ; je n’étais pas sûre de vouloir ce qui arrivait. Et puis je ne tenais pas à savoir à quoi et avec qui il avait occupé sa semaine. Lui non plus ne me posa aucune question.

Il habitait dans un minuscule appartement formé de la réunion de deux chambres de bonne. J'y étais déjà montée plusieurs fois, sans qu’aucun geste ne nous rapproche. Ce soir-là, cette chasteté forcée me parut soudain ridicule. Je m’allongeai sur le lit. Pour se glisser sous les couvertures, Damien retira son jean. Je regardai ses jambes brunes, son sexe durci qui tendait le slip.
Il tourna la tête vers moi.
— Tu restes dormir ? demanda-t-il d’une voix détachée.
— Pourquoi pas.
Il garda les yeux fixés sur moi tandis que j’ôtais pull et collants. Mon coeur battait la chamade. J'étais moite.
Il ne bougea pas d’abord. Il était à quelques centimètres, parallèle à moi. Seul son regard vivait, glissait de mes lèvres à mon sexe, de mon ventre à mes seins. Ce fut ma main et non la sienne qui se tendit, qui effleura sa peau. Il ne tressaillit pas. Son souffle était si doux qu’il me sembla, une fois de plus, qu’il ne respirait pas. J’attendis. Le visage de Parge se dressa une dernière fois, sensuel, souffrant, devant moi. Puis disparut. La respiration de Damien s’était faite oppressée. Il ne bougeait toujours pas. Ma main s’enhardit, se posa légèrement sur son cou ; puis se risqua à poursuivre ; descendit la ligne des épaules, puis celle du dos ; s’attardant sur les reins. Je sentais battre le sang, frémir les muscles. C’était bon. Damien ne cillait toujours pas. Mais ses yeux, extraordinairement attentifs, accompagnaient mes gestes.
Il bougea enfin. Ses mains à leur tour se mirent à glisser sur mon corps. Elles étaient fraîches ; son regard interrogatif continuait de me fixer. Ballet fluide, lent, nos doigts, nos poignets, nos bras se rencontrant, se déprenant, dans l’échange aquatique des caresses. Il se rapprocha peu à peu de moi. Son sexe tendu, contenu par le slip, cognait contre mon ventre. L'appréhension qui m'avait saisie tout d'abord — fallait-il, une fois de plus, en passer par là, allais-je avoir mal, cela allait-il durer longtemps, prendrait-il son plaisir sans moi — cette appréhension avait disparu. Pour la première fois j’éprouvais comme m’appartenant cet organe étroit, ce passage sensible qui ouvrait sur des paysages que je soupçonnais à peine. Je voulais l’y recevoir. Je me rapprochai de Damien dans un mouvement de reptation instinctif. Lui recula à mesure. Ses lèvres se mirent à courir sur ma peau, ses mains poursuivaient leur va et vient délicieux, j'étais parcourue de frissons. Je soupirai : «Viens... s’il te plaît». Il prit mon visage entre ses paumes, me contempla et un lent, un étrange sourire, retroussa sa bouche. «Tu le veux ?» «Oui.» «Mon enfant, pas ce soir.» Mon coeur se mit à battre douloureusement. «Demain, demain», répéta-t-il. Puis il m'enlaça plus étroitement, posa la tête contre mon cou — et s'endormit. Contre mes fesses, son sexe continua de se dresser, puis s’amolit, endormi lui aussi.
— Damien !
Il ne répondit pas.
Je mordis ma main jusqu'au sang, et, imparfaitement calmée, m'assoupis cependant.

Nous reprîmes plus d’une fois ces jeux ambigus dans les jours qui suivirent — sans conclure davantage. Damien m’y amenait. Il se serrait contre moi quand nous faisions les courses ou que je travaillais. Pour un oui ou pour un non, il posait ses lèvres sur mon cou, ses mains sur mes seins. Si je le repoussais, il me lançait un regard étonné d’enfant qui a mal. Il pressait contre mes reins la preuve de son désir — pour reculer aussitôt que je tentais un contact plus direct.
Lui-même paraissait prendre un grand plaisir à découvrir mon corps, centimètre par centimètre, milimètre par milimètre. Inlassablement il se penchait sur moi, interrogeant du doigt ou de la langue la rondeur, le pli, la moiteur, éveillant ça et là des points de sensibilité que j’ignorais. Il ne s'enhardissait pourtant jamais fut-ce à frôler ma vulve. Oh! il mettait dans cet éloignement beaucoup de délicatesse. Il tournait sans cesse autour de cette zone dangereuse, m'incitant à y poser moi-même la main, et à mettre le doigt où il n'introduisait pas le sien. Son pénis se dressait alors plus rigide contre son ventre — miracle brun et doux — mais il m'éloignait si je cherchais seulement à l'effleurer.
Le plus étrange pour moi, était l'impossibilité où j'étais de parler avec lui de ce qui se passait. Il se conduisait en cela comme en amour : il y avait une zone interdite qu’il ne fallait pas nommer. Je pouvais aborder tous les sujets, il me regardait de ses yeux brillants, riait, m’encourageait, introduisait sa pensée où je bornais la mienne — nous pouvions parler de tout, à l’exception de cette énigme qui m’obsédait. Lorsque je risquais un mot — «Pourquoi...», «Est-ce que...» — les coins de sa bouche se relevaient, et avec ce sourire incompréhensible il murmurait : «Les voies du destin sont impénétrables...» ou autres sentences à double sens. Impénétrables, en effet. Pour peu que j'insiste, il m'embrassait gentiment, se retournait et, s'enroulant dans sa couverture, s'endormait.
Et moi, partagée entre le soulagement et la déception, je pensais avec étonnement au temps pas si lointain où j’aurais refusé qu’il me touche.

Je pris l'habitude de lui reprocher de fuir le réel, de ne se plaire qu'aux proses obscures. De son côté il m’accusa de vouloir tout expliquer, tout réduire à la logique. «Trop d'analyse tue le possible.» «Quel possible ? Voudrais-tu préciser?» «Certainement pas.» Et il se mettait à rire silencieusement, me regardant de côté ; sa mimique ironique qui relevait le coin de sa bouche et rendait yeux obliques, le faisait ressembler à un faune séduisant. Il en avait l’inventivité, le fuyant et même — même — une forme de lubricité, qui on ne savait pourquoi, se bridait d’elle-même. Je repensais à cette soirée où il avait embrassé Anne devant moi, sans me quitter des yeux. Je pensais à son regard brillant quand il me caressait, à cette patience qu’il avait pour faire coïncider nos peaux, nos fuites. A ces ébats toujours avortés qu’il me poussait sans cesse à reprendre. J’étais furieuse et troublée. J’avais trouvé le partenaire qu’il me fallait, celui qui aimait jouer autant que moi. Pourquoi fallait-il qu’avant la partie terminée, il m’abandonnât à mes voluptés sans issue — pour aller s’endormir paisiblement sous les ailes de l’ange. «Tu n’es qu’un bébé, une moitié d’homme, un fils à maman», lui lançais-je quelquefois. Il n’en souriait qu’avec plus de fixité, et c’était moi qui me sentais devenir puérile. Pour ne plus avoir à le regarder, je lui jetais l'oreiller, ou tout autre objet approprié, à la figure. Il attrapait mes poignets, m’immobilisant approchait dangereusement son visage du mien. Son sourire était figé sur sa face comme un masque ; ses pupilles plongeaient dans les miennes, j’y lisais des pensées voluptueuses et froides ; j’étais celle à qui il ne pouvait échapper, et il me haïssait, il allait me punir, m’enfermer, me battre. Soudain l’ange soulevait ses ailes grises. Damien semblait s’éveiller, relevait la tête, fuyait à nouveau. «Tu me fais peur, Damien.» «Nous savons cela. Nous savons cela.» Il quittait le lit. Je me levais aussi ; et parfois je sortais dans le couloir, telle que j’étais, nue, agitée, pour le pur plaisir de claquer la porte, de l’enfermer à l’intérieur avec sa pureté. Il venait me rechercher, je résistais. Cela faisait rire Damien. Toutes mes extravagances l’amusaient, tant qu’elles n’attaquaient pas frontalement l’ange — cette gardienne qui veillait jalousement sur ses rêves. Nous achevions notre scène affalés sur le lit, lui cherchant encore à m’échapper mais riant désormais trop pour y parvenir — et moi accroupie sur lui, lui imposant mon poids de chair, dans une parodie violente de l’accouplement. Puis le jour perçait, ou bien le voisin criait «Pouvez pas baiser en silence, non?» et à mon tour j’abandonnais, je me laissais glisser dans le lit à ses côtés, je dormais ou je ne dormais pas, j’errais le jour suivant dans une lumière violette, j’écoutais très vaguement ce qui se disait, et seule la voix de Damien, la pression de sa paume sur mon épaule, signifait quelque chose.

Il y avait encore une circonstance où l'Ange semblait reculer, et où l'homme, dans un songe éveillé, se dressait et me cherchait à tâtons : la danse.
Passé la première soirée que j’ai évoquée, je laissai peu à Damien le loisir d’inviter Anne. La vision de leur enlacement me blessait par trop. Damien ne semblait pas m’en vouloir ; mon empressement au contraire l’amusait. Lorsque nous dansions, il me collait à lui et me serrait très fort dans ses bras. Cela durait, durait. La musique, les rythmes changeaient, mais nous demeurions plongés dans une torpeur hypnotique. Nos sexes s'épousaient à travers nos vêtements. Il m'arrivait de jouir debout, tremblante. Damien cachait mon visage contre son cou et m'enveloppait encore plus étroitement. «Encore», murmurait-il. Ses mains palpaient mes fesses, les lèvres de ma vulve tentaient de happer sa verge dure qui résistait. Nous cherchions les places les plus sombres, et poursuivions notre lent ballet. Quelquefois, des quolibets nous atteignaient. Nous n'en avions cure. Quelque chose, là, se passait, qui n'aurait dû concerner que nous, et qui pourtant avait peut-être besoin de ces regards moqueurs, de ces moues envieuses, pour arriver à son terme. Il y eut ainsi un premier soir où Damien éjacula contre moi. Nous nous mîmes à fréquenter assidûment les boîtes de nuit.

— Et si, osai-je un soir que, de retour dans sa chambre, Damien avait de nouveau convoqué le paradis et les anges (anges auxquels nous disions ne croire ni l’un ni l’autre)... et si le paradis, plutôt que cette plaine assexuée que tu décris, n’était au contraire qu’orgasme, orgasme perpétuel?
Il détourna son regard.
— Tu confonds tout.
— Et si, continuai-je quand même, Dieu n’était pas le prêtre, mais l’Amant?
Il haussa les épaules, malheureux je crois. Puis il me tourna carrément le dos.
— Qui te parle de Dieu? grogna-t-il. N’a-t-on pas suffisamment à faire avec... l’Autre?
Il ne me toucha plus cette nuit là, ni le jour ni la nuit suivante. Ce n’était pas simple bouderie, non. C’était au-delà.

Le désir malmène. Rend dépendant. Humilie. Et combien plus le désir insatisfait.
C’était sur notre frustration pourtant, sur notre négation commune de notre commune souffrance, que reposait notre complicité. Pensais-je.
« Tout va bien. Tout va bien. Le jardin. Le Paradis...»
Cette illusion que nous protégions par nos rires, nos périphrases, cette illusion qui nous rendait complices jusque dans nos disputes, qui me faisait si lourde et lui si léger — me devenait souffrance. Je n’en pouvais plus de taire le dégoût de plus en plus marqué pour moi-même qui m’envahissait. Le Paradis, quand il repose sur la négation, est insupportable.
Qu’est-ce que j’abritais en moi de si horrible, de si noir, pour qu’on ne puisse même le nommer, pour qu’on ne puisse, sinon à travers la muraille des vêtements, s’en approcher?
Je devenais impatiente, prête à tout lâcher de ce que j’avais obtenu. Entre les paupières de Damien, l’Ange gardienne me fixait, moqueuse. Non, elle ne dormait pas ; non elle ne se laisserait pas expulser. En ce lent sourire cruel qui se dessinait sur les lèvres de Damien avant qu’il se détourne de moi, je lisais mon humiliation. Il m’arrivait de penser que ce corps brun et froid, allongé près de moi tandis que je toussais, puait la mort. Il m’arrivait de penser que sa méchanceté était pire que celle de Parge. Il m’arrivait de le haïr.

Un de ces après-midi là, je me laissai caresser d’un peu près par Frédé. Hélas son bavardage me gêna, et son haleine chargée — whisky dès 11 heures — me dégoûta. Détournant le museau, je le repoussai comme à regret. J’alléguai l’amitié, la fidélité — tous arguments dont, au point où nous en étions arrivés, il ne fut pas dupe plus que moi. «Je ferai mieux la prochaine fois» dit-il seulement. «Ah?» répondis-je, peu intéressée mais polie. Je m’empressai de rentrer sur Bastille.
— Je viens de chez Frédé. J’ai suivi tes avisés conseils.
— Tu as...?
Damien était pâle. Il s’était approché de moi, jusqu’à m’acculer contre le mur.
— Tu as...?
— Eh bien...
— Je te déteste !
Il attrapa mes poignets, les bloqua contre le mur. Puis il se mit à me mordre, attaquant mes lèvres, cherchant ma langue, l’aspirant, avec une violence rageuse. Ses ongles qu’il enfonçait dans mes paumes, ses dents qui me fouaillaient, me faisaient mal, cependant je ne me défendais pas, je me collais à lui au contraire, furieuse à mon tour, affamée de lui, de son ventre, de ses hanches dures qui s’encastraient entre les miennes, avide de son sexe qui luttait contre le mien, avide et furieuse. Puis, il lâcha un peu mes lèvres pour me crier au visage : «Je te hais! Tu ne sais pas... Tu ne mérites pas...» Je me surpris à rire, ce qui dut le provoquer davantage encore. Il retroussa ma robe. Après quoi, nous plongeâmes à nouveau dans le paroxysme le plus prometteur quand on frappa à la porte.
— Luce! Damien ! Je ne vous dérange pas? fit la voix flûtée d’Anne.
Nous nous regardions comme deux somnambules brusquement réveillés. Le visage bouleversé de Damien me glaça. «Je te hais» répéta-t-il. Hélas sa voix n’avait plus les accents prometteurs de tout à l’heure. «N’est-ce pas toi, protestai-je, qui m’a provoquée?» Il se détourna sans me répondre. «Tu es incohérent! sifflai-je. Réponds-moi!» Il haussa les épaules, fit mine d’ouvrir la porte, puis revint soudain sur moi. La colère avait à nouveau durci ses traits, il ouvrait et fermait ses mains comme pour me saisir à la gorge et j’eus peur. «Oh que oui. Tu voudrais bien que je sois plus incohérent encore. Tu voudrais bien me réduire à rien, me réduire à... Tu voudrais faire de moi ton objet. Ton jouet.» J’étais effrayée, mais en moi aussi la rage balayait toute considération humaine. «Tu es lamentable. Tout simplement lamentable. Tu fais tout un système de ton... de ton...» «De mon...? Eh bien, sors-la, ta connerie!» «De ton incapacité ! lâchai-je enfin. De ton... de ton impuissance!» J’étais atterrée. Je savais bien que j’étais injuste. Et puis il me semblait que d’avoir défié cette chose, cette tache jusqu’alors aveugle qui se dressait entre nous, la rendait plus présente et redoutable encore. On frappa à nouveau. «Luce! Damien!» chantonna encore la voix d’Anne. «Barre-toi!» criai-je d’une voix rauque que je ne me connaissais pas. Damien me dévisageait avec un étonnement choqué. «Tu n’as rien compris!» murmura-t-il. «Non», reconnus-je. Puis je me mis à pleurer. Sans plus me regarder, il me laissa, tourna un instant dans la chambre, puis sortant de son égarement se dirigea vers la porte et ouvrit à Anne. Elle lui jeta un regard étrange, mi offusqué mi railleur. «Ah, fit-elle, je dérange.» Par-dessus l’épaule de Damien elle m’adressa une grimace amusée. «Ne t’inquiète pas, avec lui tout finit toujours par s’arranger... en théorie.» «Vas-t-en, s’il te plait» murmurai-je. «Ah? Oui, oui... Mais j’étais venu chercher Damien pour le cinéma. Frédé n’est pas libre. Nous avions convenu...» «Vas-t-en!» répétai-je plus fort. Damien me jeta un regard hostile. Sans mot dire il entra, prit son manteau, son sac, repoussa doucement Anne sur le pallier et sortit derrière elle. Sur la première marche de l’escalier, il se retourna vers la porte demeurée ouverte, revint sur ses pas et d’un geste agacé la claqua avant de tourner la clé — et de m’enfermer à l’intérieur.

Acte manqué ou séquestration réussie ? A son retour nous nous disputâmes de nouveau puis nous réconciliâmes tristement. Dorénavant, nous nous observions avec plus de méfiance. Mais justement, la méfiance demandait une surveillance de tous les instants, et puis chacun voulait prouver à l’autre que, tout en n’étant pas le monstre ou la mégère qu’il avait laissé entrevoir, il avait — tout de même — évidemment raison.

Moi : — Tu as essayé, avec un type?
Lui : — Essayé, quoi?
Moi : — Ben... ce que tu ne veux pas faire avec moi.
Lui : — Pourquoi? Ce serait mieux avec un type, d’après toi?
Moi : — Je... je ne sais pas!
Lui : — Qui me conseilles-tu ?
Moi : — Mais, personne!
Lui : — Ah. J’avais cru comprendre...
Il me regardait, les yeux brillants.
Moi : — Tu te moques de moi.
Lui : — Oui.
Je lui tournai le dos.
Moi : — Si tu crois que c’est facile.
Lui : — Je ne crois rien.
Il m’enlaça, m’embrassa dans le cou. Agacée, je le repoussai.
Lui : — Je ne suis pas ce que tu penses. Si tu le penses vraiment. Ça ne m’a jamais fait envie avec un garçon.
Moi: — Parce qu’avec des filles tu en as envie?
Lui : — ... Oui.
Je le regardai, les larmes aux yeux.
Moi : — Il faudra qu’un jour tu m’expliques.
Lui : — ... Non.

Cela aurait pu continuer ainsi assez longtemps. Cela aurait pu. Après tout, combien de couples jouissent séparément, ou ne jouissent pas du tout, et n'en font pas une montagne? Bon, cela est admis. Admis, à partir du moment où l'on fait semblant.
Nous, nous ne faisions pas semblant, ou pas assez.
A quelques jours de là, nous sommes allés fêter en groupe, chez Anne et Frédé, la fin des examens. Anne portait une robe légère, quasi transparente. Elle dansait en se déhanchant, et riait beaucoup. Damien ne la quittait pas des yeux. Je fis cependant mine de ne rien remarquer, jusqu'à ce que je les visse s'éloigner, légèrement trébuchants, en direction de la cuisine. Le regard que je lui jetai dut être éloquent. «La chère Anne va-t-elle redécouvrir, ce soir, les plaisirs de l’abstinence ?» me dis-je in peto. Je me tournai vers Frédé, qui avait toujours un mot réconfortant pour les amies délaissées. «Tu as encore raccourci ta jupe, fit-il en effet. C'est charmant.» Je le remerciai d'un sourire, et choquai mon verre contre le sien.
On buvait toujours beaucoup, en compagnie d'Anne et de Frédé. Ils nous donnaient souvent l'impression d'être à la veille, ou au lendemain, d'un tremblement de terre. Anne, péremptoire, provocatrice et décolletée, Frédé, l'oeil lourd et le verbe précieux, qui fixait, tout en pérorant, les jambes ou les seins des filles — Anne et Frédé ne cessaient de se jeter des idées à la tête que pour décider de la prochaine sortie ou organiser une nouvelle beuverie. Nous les voyions beaucoup. Ils nous agaçaient, nous amusaient, nous indignaient, selon les jours. Nous leur fournissions les notes des cours qu'ils séchaient systématiquement, et eux nous ravitaillaient en ragots. Nous ne savions comment, alors qu'ils y mettaient si peu les pieds, ils pouvaient être si bien renseignés sur les derniers potins de la fac. Ou fallait-il penser qu'ils en inventaient?
Nous sortions en général de chez eux légèrement ivres — et passablement excités. Nous faisions d'ailleurs avec Damien un usage de plus en plus fréquent de l'alcool. Comme tous les néophytes, je croyais en la vertu miraculeuse, c'est à dire déshinibitrice, du divin breuvage. Je me moquais parfois de ma rouerie. «Que gagneras-tu, me disais-je, lorsque tu auras fait de Damien un érotomane alcoolisé ?»
« Anne te plaît plus que moi», risquais-je parfois. Damien souriait. «Pas plus, autrement.» Une porte en moi se fermait ; mais je faisais comme si de rien n’était «Je ne suis pas jalouse.» «Ah» répondait seulement Damien. Il me jetait un coup d’oeil interrogateur. «Alors tu es parfaite. Parfaite.» Il souriait plus fort, avec quelque chose de fixe dans le regard. Ce soir là il ajouta : «Vous, les femmes, appréciez d’être parfaites, n’est-ce pas? » Et il me planta là. Il ne m’en aimait pas mieux, ni davantage, et moi j’avais envie de pleurer.

Cette envie là s’était particulièrement accentuée lorsqu'après une vingtaine de minutes je partis à sa recherche. La cuisine était vide. On avait laissé les bouteilles débouchées sur la table.
Je ressortis et longeai le couloir silencieux. Anne occupait l'appartement qu'avait légué à la famille sa grand-mère, six ou sept pièces rarement aérées, donnant les unes dans les autres selon un plan compliquées, et reliées par un couloir semi circulaire.
— Aaaaahhhh! entendis-je soudain. Je m'immobilisai, le coeur battant.
Je n’avais entendu Damien soupirer ainsi que lors de nos jeux de minuit, concours de simulation acoustiques à seule fin d'épater les voisins. Jamais je n'avais réussi à tirer de lui, spontanément, quelque son de ce genre. La gorge serrée, je m'approchai de la porte, que les occupants de la chambre, pressés, avaient laissée entrebâillée. Là-bas, près de la fenêtre, Anne était agenouillée devant Damien. Elle avait défait son pantalon, et elle... elle... Les lèvres, la langue, les doigts de Anne, sur la verge de Damien qu'il ne m'avait jamais laissée caresser. Ses mains à lui dans ses cheveux à elle, ses yeux fermés, ce gémissement... Je crois que je criai, faiblement. Damien ouvrit les yeux, et tourna son visage vers la porte. «Luce ? Lucille?» Quelle folie me prit? Je poussai le battant. A cet instant, Anne que mon intrusion n'avait même pas interrompue arracha à Damien un nouveau gémissement. Ses yeux s'agrandirent. Il fut saisi d'un spasme. Je lus sur son visage une sorte d'effroi. Il éjacula contre sa joue à elle, sans cesser de me regarder. «Luce !» appela-t-il. Mais j'étais déjà ressortie. Je courais le long du couloir. J’entrai au hasard dans l’une des pièces, et entendis le pas pressé de Damien s’éloigner vers le fond de l’appartement. «Luce !» criait-il encore. Puis il y eut un rire long, celui d’Anne. Un juron. De nouveaux appels. Moi, je m’étais remise à fuir, passant les portes au hasard, me reflétant dans des miroirs sombres. La poussière s’élevait sous mes pas. Parfois, un courant d’air, et l’Ange aux ailes froissées ricanait.

Damien me rattrapa quelques minutes plus tard. Je le repoussai. «Barre-toi. Retourne avec elle.» Il me saisit l’épaule à nouveau, m’obligea à m’arrêter. Il avait cet étrange sourire qui me glaçait. J’aurais voulu le battre. «Je croyais que tu n’étais pas jalouse... Tu me l’as assez répété !» «Jusqu’à maintenant, sûr. J’aurais été jalouse de quoi?» Il blêmit. «Bonne question en effet. Tu n’es pas parfaite, finalement.» Je voulus lui échapper. Sa main se crispa sur mon bras. «Reste là.» «Qu’est-ce qu’elle a que je n’ai pas? Elle, il suffit qu’elle veuille. Moi... Tu t’en fous, de moi.» «Bien sûr que je ne m’en fous pas, de toi..Ça n’a rien à voir. » «Tu peux avoir des aventures, je m’en moque. Mais ne me fais pas croire que tu es incapable de toucher... ça... mon ventre, mon sexe, mes fesses — ma bouche — alors que tu le peux avec une autre.» «Tais-toi!» Sa bouche s’appliqua sur la mienne, il me mordait, me happait comme s’il avait voulu m’ôter la parole en même temps que le souffle, à mon tour je cherchai sa langue, sa peau, sa verge. Je défis mes vêtements. De là-bas, nous parvenaient les cris et chants de la fête. Nous, nous dérivions au fond de l’océan, un océan chair, flux, courants, marées, bruissement de nos eaux, tourbillons. Nouvelles routes maritimes, premiers relevés. Mon corps enfin ouvert, reconnu. Habitable.

Nous rentrâmes à Bastille, lui silencieux, moi dans une sorte d’extase. Quand dans le lit je voulus l’enlacer, il me repoussa. «Laisse-moi dormir.» L’angoisse me reprit à nouveau. Raide et les yeux ouverts, j’attendis le jour. Lui à mes côtés, crispé en chien de fusil, ne dormait pas davantage. Quand par hasard je le frôlais, il sursautait. Je finis par me lever, allai pleurer dans la cuisine. Puis, furieuse, je fis le plus de bruit possible pour préparer le thé, pris une douche, bousculai tous les meubles. Vers sept heures, il me rejoignit. Il paraissait reposé. «Tu as l’air en colère», fit-il. «Allons au ciné, ça te détendra.» «Ce n’est pas ça qui va me détendre.» Il feignit de n’avoir pas entendu.

C’en était fini des enlacements troubles, des baisers pour rien. Nous ne nous touchions plus, ou le moins possible. C’est à dire qu’il ne me touchait plus.
Pourtant il se refusait à avouer le changement. Il soutenait que tout était comme avant. Quelque chose avait eu lieu, qui n’aurait pas du arriver. Alors il faisait comme si rien, jamais, n’était survenu.
Nous nous voyions moins. Quand agacée, triste, je quittais sa chambre, il tentait de me rattraper. M’emmenait au ciné, ou marcher dans les rues de Paris, son appareil photo en bandoulière, mon carnet de notes en poche. Mais je voulais de moins en moins de ses ballades, de ses films. Les cours avaient pris fin. L’après-midi je m’imporvisais vendeuse aux Galeries Lafayette, et jusque tard dans la nuit, penchée sur l’ordinateur, je retouchais et commentais les photos que nous avions prises ensemble. Je savais que quelque chose se mourrait. Mais Damien lui ne voulait pas l’admettre. Il était plus doux, plus drôle qu’à l’ordinaire — seulement ses plaisanteries me donnaient envie de pleurer. Il cherchait un stage, du travail. Quelquefois il me quittait brusquement, puis arrivait chez moi inopinément, avec le parfum d’Anne dans les cheveux. Toujours il venait me trouver, comme pour faire constater sa fugue. Il avait l’air d’un tout jeune garçon. C’étaient les seuls moments où il recherchait mon contact. Et moi je détournais la tête. Je ne savais plus ce que je pensais de Damien. Je ne savais plus si j’aimais ou détestais Anne. «Je ne comprends pas», disais-je. «Demande-moi d’arrêter.» «Ce n’est pas à moi de te demander ça. Personne ne peut te demander ça, si toi et elle vous en avez envie de continuer.» «Demande-le moi.» «Non.» «Tu ne m’aimes pas.» «Je crois que je ne comprends pas ta conception de l’amour.» «Tu ne crois pas qu’aimer quelqu’un donne des droits?» «Non.» S’il insistait je me levais pour partir. Il me rattrapait. Cessait un temps de voir Anne. Et cela n’arrangeait rien.
Ce n’était pas seulement d’Anne qu’il était question, finis-je par m’avouer.

«Il ne te désire pas, me dit Anne, parce que tu le désires trop. Tu lui fais peur.» «Quelle connerie! explosai-je. Toi, lui, vous êtes des... Je vous déteste.» Elle ne fit qu’en rire. Je la gifflai. Damien qui arrivait à ce moment là, attrapa ma main. «Arrête!» Je me dégageai, le gifflai à son tour, avec une violence que je ne me soupçonnais pas. Le marquer, du moins, à défaut de... de... «Tu me prends pour qui? Tu te prends pour qui?» lui criai-je. Anne, un peu à l’écart, nous regardait en riant. Ses yeux étaient jaunes. «Je ne t’envie pas», dit-elle.
Je ne m’enviais pas non plus.
Je m’effondrai en larmes, Damien s’approcha, me prit dans les bras. Je léchai la légère plaie qu’il avait au cou. «Tu vas me rendre anthropophage, dis-je. C’est terrible ce qui nous arrive.» Il m’embrassa, comme un frère embrasse une soeur. «Je t’aime, dit-il. Pourquoi est-ce si difficile?» «Vas avec elle.» «C’est avec toi que je veux être.» «Tu me rends violente.» «Tu me fais peur.» «Séparons-nous.» «Ne nous séparons pas. Jamais.»

Musée Bourdelle. Le Centaure saisi de folie. A la fois homme et bête. Rêve de bronze. Ses yeux écarquillés sur moi.
Autour de moi, on parle. Des étudiants, des touristes. Des amants.
Je ne puis continuer à marcher dans mon ombre. Je ne puis poursuivre encore et toujours mon double. Damien, mon amour féroce. Mon contradicteur. Ton reflet annule le mien.
— Séparons-nous.
— Que dis-tu?
— Tu as fort bien entendu.
— ...J'ai cru entendre. Mais que dois-je savoir qui expliquerait ta décision?
— Tu le sais fort bien.
— Ainsi, c'est arrivé.
— C’est arrivé.

Je sors du musée. Je marche vite, très vite, zigzagant entre les passants, les voitures. Je fuis mon ombre. On freine brusquement : l’automobiliste crie, plus inquiet que moi. Il m’a évitée de justesse. Je m’assois tremblante sur le trottoir. Je regarde bien. Il n’y a pas de sang.
Je ne mourrai pas aujourd’hui. Il faut que je vive avec cette idée, que je ne mourrai pas, et que je ne vais pas non plus retrouver Damien. Il n’y aura pas d’interruption brutale du film. Pas de Paradis. Pas d’immobilité, lui et moi nous tenant par les mains, par le regard. L’automobiliste repart en faisant crisser ses pneux. Je me relève, avec la peur. Mais si, mes jambes se remettent en marche, mon dos se redresse, mon regard m’emporte déjà de l’autre côté de la rue. Je traverse avec précautions. Tout m’est devenu soudain plus léger. Je pense à toi, à Anne, aux rencontres futures, avec moins de désespoir.
On n’arrête pas la vie.


Un si mince détail...


Damien m’avait quittée quelques minutes auparavant pour aller boire un café, me laissant devant la masse énigmatique du Centaure. J’avais regardé partir mon ami avec la même rancune sourde qui m’oppressait depuis samedi, depuis que... Mais non ; je ne voulais pas y penser. Détournant mon regard du dos de Damien, je le reportai sur l’imposante silhouette de bronze, dont les pupilles vides, affolées, m’avaient immédiatement interpellée.
Il y a cent ans ou peu s'en faut, que le Chiron de Bourdelle feint d'ignorer l'agonie qui le guette. Près d'un siècle que la flèche empoisonnée se prépare à l’atteindre — non, l’a atteint. Il ne semble cependant pas y prêter attention. Les bras rejetés vers l’arrière, il tâtonne vers la harpe posée sur son arrière-train. Si le désespoir passe dans ses yeux — c’est de trouver l’instrument moins docile sous ses doigts.
A côté de moi on parle, on passe, quelques touristes, deux jeunes amoureux dont l’étreinte réactive ma douleur. Pour les oublier je scrute plus attentivement la face sombre du Centaure, la torsion convulsive de ses bras. Et c’est bien pire. Je frissonne, de plus en plus étonnée, de plus en plus angoissée. Sous le regard fixe du Centaure, je me sens devenir froide, l’illusion me quitte. La belle histoire dont je me berçais a cessé soudain de faire sens. Je me retrouve seule ; aussi froide et vide que si j’étais coulée moi aussi dans le bronze.
Tout comme le Centaure s’obstine à nier la montée du poison, je me suis obstinée à nier notre défaite. A l’image de Chiron, je me retourne sur moi-même, tente de ramener le désir dont, l'heure d'avant, je tirais encore ces mélodies étranges. Mais ni le désir ni la harpe, instruments infidèles, ne se laissent plus effleurer. Plus d’illusion consolatrice ; plus même de colère. Plus de ces drogues de l’esprit qui rendent la réalité supportable.
Je n’attends plus Damien. Cette Luce-là a vécu, je la laisse au fantôme de Bourdelle, j’en fais don au regard suppliant du Centaure. Damien-Luce, le couple radieux que nous projetions devant nous, dissimulant notre douleur dans sa lumière, fut-il un jour plus qu'un mensonge harmonieux? Damien m’a-t-il jamais considérée autrement que comme une preuve vivante de son pouvoir — preuve que l’on pouvait l’aimer, malgré, voire à cause, de — de...? De ce «de» que je peine à définir. Qu’importe. J’ai cessé de vouloir comprendre Damien, en même temps que j’ai abandonné la volonté d’être sa sœur, son infirmière. Quelle ambition ridicule. Je laisse Chiron, Damien, et la Luce qui les aimait, à leurs interrogations affolées. On peut se moquer du Centaure : moi-même, quelle sorte de chimère étais-je, qui prétendais aimer qui me rejetait?
Alors, retenue face à cette grande silhouette nettement découpée sur la clarté du ciel, dans laquelle je lis un arrêt qui me dépasse, j’ai mal soudain comme si l’on tranchait dans mon corps à vif.

A cet instant, Damien revient du bar. De ce ton autoritaire qu’il emprunte avec moi depuis quelques jours, comme s’il était sûr dorénavant de mon attachement, il m’interpelle : «Vite, il faut que tu viennes voir... Tu ne devineras jamais qui...!» Comme je tarde, il vient vers moi impatiemment, me prend par le bras, cherche ma complicité.
Il ne reçoit que mon regard vide, un regard couleur de bronze.
— Je ne peux oublier ce que tu sais, dis-je. Séparons-nous.
— Que dis-tu?
— Tu as fort bien entendu.
Je lisse ma jupe en un mouvement impatient. Ces prolongements aériens, robe, collier, boucles, bracelets, m'apparaissent dans leur inutilité. Ces voiles, ce piège coloré, pour prétendre quoi? Pour retenir qui? Cet homme, qui se refusant se croit aimé?
Son expression assurée, heureuse, tarde à disparaître. Elle fait enfin place à l’incrédulité.
— ...J'ai cru entendre. Mais que dois-je savoir qui expliquerait ta décision?
« Que dois-je savoir qui...» Ah non! pas de ces faux-semblants. Je le fixe, dents serrées. Cependant, son sourire tremble, tandis que la colère me fait monter le rouge aux joues.
— Tu le sais fort bien.
Je darde à nouveau mon regard dans le sien. Son visage se ferme.
— Ainsi, c'est arrivé, dit-il. Tu en es arrivée là, toi aussi.
Je le fixe toujours. Je le fixe. Il est pâle. Ses mains sont tendues vers moi convulsivement, comme celles de Chiron vers la harpe, comme celles de mon double vers notre passé. Mais tout cela ne concerne plus celle que je suis à cet instant ; pour un court moment, je ne ressens plus de douleur. Je ne ressens plus rien.
— Je te croyais différente. Au-delà de cela.
— Tu te trompais.
— Je déteste ce que vous appelez... érotisme.
— Je ne crois pas, Damien. Tu as ta conception de l’érotisme, que tu refuses de partager.
— Tu m’accuses d’être... pervers?
Je le regarde, amicale mais sans émotion. Je ne peux me permettre de ressentir de l’émotion à son égard.
— Je ne peux pas vivre à côté de mon corps.
— Tu disais... que cela n’avait pas d’importance.
— J’avais tort.
— Tu t’es servie de moi.
— Peut-être.
Ses lèvres continuent d’articuler des mots — patience, parler, silence — des mots dont je saisis l’intention sans en ressentir la portée. Je le dévisage une dernière fois, stupéfaite. Il y a quelques jours encore, Damien, lorsqu’il parlait, parlait en dedans de moi. Damien, quand il bougeait, bougeait en dedans de moi. J’étais à la fois vide et pleine. Vide — peine. Pleine.
A prèsent sa voix s’élève sans que j’en sois affectée.
Il continue de parler. Je murmure «Adieu» et je m’en vais vers la sortie.

Sur le seuil du Musée, cependant, je me retournai.
Depuis la cour intérieure, dans l'ombre du Centaure, Damien avait cessé de parler. Il me regardait. Que voyait-il de moi? Je ne savais plus. Sous mes pas, le sol, naguère stable, chavirait.
Damien... Il avait tout accepté de moi. Tout... ou presque. Il m’avait acceptée compagnon, jumelle, enfant ; il ne m’avait pas acceptée femme. J’étais son double ; je n’étais que son double. C’était cela sans doute qui me contraignait à partir, ce presque rien, ce rien ou presque — qui fait pourtant que l'image ne s'ajuste pas à la réalité qu'elle représente.
Ce détail.
Ce détail?

Ainsi en avions-nous décidé. L'impossibilité quotidiennement vérifiée de — comment dire? baiser? faire l'amour? (mais nous reculions même devant les mots) — cette impossibilité ne devait pas entacher nos relations. Ne devait pas, par exemple, nous empêcher de vivre ensemble. Ni de donner l’image du couple parfait. Mettre à mal cette promesse, c'eût été reconnaître que notre rêve était incomplet, et que notre complicité ne suffisait pas à notre épanouissement. Parler ouvertement de cela, c'eut été renoncer.
Renoncer à quoi? Pas à notre amitié, sans doute. Mais à la vision idyllique que nous en avions. Une vision idyllique, protectrice, qui très vite prit le pas sur la relation qui la sous-tendait.

Ainsi avions-nous érigé un ensemble de règles implicites.
Par exemple, ignorer les mouvements de recul qu'inspirait mon plaisir à Damien. Par exemple, nier la colère qui par moments m'étouffait, et me faisait tousser interminablement dans la nuit parisienne, tousser, tousser au lieu de parler, tousser aux larmes...
Surtout, faire comme si le doute ne nous concernait pas.
Parler, oui — pour ne pas parler.

La recherche de la jouissance, discutions-nous par exemple, les soubressauts liquides de l'orgasme, sont-ils compatibles avec l'Idylle?
Adam et Eve au Paradis ne faisaient sans doute pas l'amour, disait Damien. La violence de l'acte amoureux, l'effroi de la pénétration, cet outrage — cette face nocturne de l'amour n'avait sans doute pas cours au Paradis.
Elle ne doit pas davantage, concluais-je (pressée de le rassurer, de lui montrer combien je le comprenais), elle ne doit pas davantage prendre place dans le pur amour.
Il acquiessait. L'orgasme, répétait-il, n'existerait sans doute pas sans la Chute, car il est le fait de l'être divisé.
Il doit par conséquent, murmurais-je à contre-coeur, être banni du pur amour, cette tentative désespérée de reformer l'être unique.
Ou pour le moins (pensais-je à part moi en le regardant avec amertume) ou pour le moins être poliment ignoré.
Voilà. Voilà ce à quoi nous aboutissions, dans de lassantes, parce que vaines, conversations. A justifier notre impasse. Il me faut préciser que nous n’étions ni l’un ni l’autre croyants, malgré l’imagerie biblique à laquelle nous recourrions. Nous placer dans un contexte délibérément étrange nous permettait des «audaces». Bien sûr, à moi cette jonglerie mystique donnait aussi d'autres pensées. Pas d'orgasme, récapitulais-je dans le secret de la nuit, tandis que découragée je regardais dormir Damien. Pas d'orgasme parce qu’interdiction d'accouplement... Ou pas d'orgasme parce que pas d'amour?
— Et si, osai-je un soir que Damien avait à nouveau convoqué les anges (anges auxquels ni l'un ni l'autre ne croyions), et si... et si le Paradis, plutôt que cette plaine assexuée que tu décris, n'était au contraire qu'orgasme, orgasme perpétuel? Si Dieu était le Super Amant?
Il détourna son regard.
— Tu confonds tout.
Et il haussa les épaules, malheureux. Mais je ne pouvais pas me taire, cette fois.
— Et si, continuai-je donc, rappelant à moi mes lointains souvenirs de philo, et si notre couple n'avait pas pour mission de reformer l'être unique? Ne peux-tu me voir différente de toi, n’as-tu pas envie de... tâter de cette différence-là?
Damien haussa à nouveau les épaules. Puis il me tourna carrément le dos.
Il ne me toucha plus cette nuit là, ni le jour ni la nuit suivante. A peine s'il consentit à me regarder. Il ne voulait pas me faire souffrir, non. C'était au-delà.
Je le regardai. Tentai de lui parler. Puis cessai de le regarder, et de parler aussi. Je partis.
Deux jours plus tard, il était devant ma porte, portant la chemise que je préférais, et avec à la main juste le livre que je souhaitais lire.
— Tu es un ange, fis-je en lui tombant dans les bras.
Sur quoi, nous partîmes d'un éclat de rire. Il était un ange, oui, c’est pourquoi nous riions : car c’était bien cette conduite angélique qui posait problème. Cependant, qui d’autre serait venu me rechercher? Qui d’autre m’eût ainsi comprise à demi mot? Ce rire complice, pensai-je, c'était mieux que tout. Je rendis donc les armes, et rentrai dans l'orthodoxie. Après tout, me disais-je alors, ne valait-il pas mieux une folie partagée que la solitude?

Damien était donc un ange, c’était entendu. Et Dieu sait — pour parler comme lui — Dieu sait si je me sentais coupable. Je me sentais coupable de désirer qui ne pouvait se donner, qui ne pouvait même concevoir de s’abandonner. Car ce retrait, cette fuite — non pas même une impuissance, mais un refus — étaient le fait de Damien, non le mien. Si j'étais fautive en quelque chose, ce n'était pas de froideur, mais d'une trop grande ardeur. Si mon amour péchait, c'était dans cette impossibilité à renoncer — renoncer à lui, à moi, à nos corps imbriqués.
Combien de fois m'étais-je interrogée? Combien de fois avais-je tenté de comprendre, pesé et repesé les rares paroles de Damien sur la question, épié ses attitudes, combien de fois avais-je rêvé son passé dont il ne me disait rien? Cette enquête vaine, ces suppositions impatientes, avaient fini par dresser entre nous une barrière impalpable.


Parfois, cela m’amusait. Car enfin, je n’avais le plus souvent tiré de «la chose» qu’un plaisir décevant, ou pas de plaisir du tout. Plus d’une fois, naguère, j’avais triché, simulant ce que je n’éprouvais pas ; puis j’avais cessé de tricher quand j’avais réalisé que l’«on» se préoccupait peu de mes réactions, pourvu que l’«on» obtienne une sorte de plaisir qui me laissait de pierre... Il semblait que, malgré cette expérience peu réussie, je n’avais pas renoncé à croire aux vertus magiques de l’amour physique ; ou bien que les réticences de Damien avaient fortifié un désir jusque là peu stimulé, puisque, me trouvant confrontée à un amant qui à son tour se refusait, j’en éprouvais une frustration douloureuse.

Lorsque nous nous étions rencontrés, je me remettais — mal — d’une liaison avec un de mes professeurs, homme marié à qui je n’avais jamais demandé de quitter sa femme et qui, peut-être pour cette raison, m’en menaçait tous les deux jours. Avec Parge, j’avais mesuré l’inanité de mes rêves de petite freudienne : séduire le Père, l’amener à se séparer de sa femme, ainsi qu’en future psychanalysée je résumais la situation, ne pouvait suffire à me construire une existence. Je m’en étais rapidement persuadée. Par malheur, Parge semblait d’autant plus accroché que je me montrais réticente — je ne sais ce que dirait Freud là-dessus. Pour moi, j’en conclus que le désir était un étrange animal, qui n’aimait rien tant qu’être rabroué.
Pour se dédommager de ce qu’il nommait mon indifférence, Parge se payait sur ma personne plusieurs fois par semaine. Il me proposait sur le campus des rencontres dans les lieux les plus imprévus. Me sentant confusément coupable, je n’osais refuser. Cette fantaisie m'amusa un temps ; puis je réalisai qu'elle n'était qu'apparente. Le danger faisait partie d'un rituel qui devait se dérouler d'un bout à l'autre de manière quasi immuable, ce qui ne tarda pas à me lasser. Ce n'était pas le rituel qui me choquait ; mais le sentiment de n'être quasiment pour rien dans le plaisir de cet homme. Il n’avait aucune considération pour mes propres fantaisies et curiosités. Il ne savait pas m’attendre ; il ne savait pas jouer, ou du moins, pas jouer à deux. Il était par trop pressé de conclure, par trop pressé d’obtenir «son» plaisir, comme si on voulait l’en priver. Je sortais de nos rendez-vous le bas-ventre douloureux, vaguement nauséeuse, et l'admiration tendre que j'avais d'abord ressenti pour lui s'était muée peu à peu en dégoût, puis en rancune.
Certes, son désir me prouvait que j'étais femme, il me prouvait que je pouvais séduire. Il certifiait mon pouvoir. Bon : et après?
Il n’y avait pas d’après. Je ne voulais plus rien obtenir de Parge qu’il ne m’avait déjà, au centuple, offert — d’une manière qui ôtait toute valeur au don. Je refusais qu’il m’offre rien de plus : je voulais seulement me débarrasser de l’image d’Eve libertine qu’il me renvoyait. Car enfin, qu’est-ce qu’une libertine qui n’obtient pas son plaisir ? Donc, m’ébrouer, me laver de lui et d’elle. Retrouver mon indépendance de fille née de personne, ni des mains du créateur ni de la côte d’Adam. Or, même cela s’avérait compliqué. A entendre Parge, omettre de reconnaître ma dette envers lui était déjà une très grande faute ; refuser de l’épouser dès qu’il se rendrait libre en était une plus grande encore ; mais mettre fin à nos relations, c’était carrément risquer de mettre fin à sa vie... La suite prouva la faiblesse du raisonnement : Parge n’avait pas (heureusement) le courage de ses ambitions.
Il n’en demeure pas moins que, ne possédant pas le don de double vue, je restai engluée presque un an dans ce faux dilemne: me laisser dominer par la volonté d’un simili dieu pitoyable ; ou, m’échappant, lui causer un grave dommage — ce que je ne souhaitais pas. Ainsi naquit le dégoût, et plus que le dégoût. Ce qui me restait en terme de plaisir intellectuel, c'était le ressassement, ce qui me restait de sensation, c’était l'écoeurement. Je me découvrais rétive à éprouver plaisir ou curiosité. J’avais enfreint le tabou, et n’en avais retiré que lassitude. Je ne voulais plus des surprises du désir, puisque le désir se révélait être d’abord celui de l’autre. Je ne voulais plus subir. Je ne voulais plus même ressentir d’émotion. Cette atonie prit de l’ampleur. Je me mis à maigrir, puis à dormir tout le jour. Fatiguée dès le matin, le coeur au bord des lèvres, me nourrissant à peine de purée Mousseline et d’insipides séries télé. Non, non je n'étais pas enceinte, comme s'en inquiéta ma mère. Non je n'étais pas en deuil de mon amour déçu, comme crut devoir me l'exposer ma meilleure amie. Mais — mais quoi?
Mais.
Ainsi la lutte cessa faute de combattante. Après avoir présenté tous les symptômes de la maladie, je tombai réellement malade. Je n’émergeai de mes limbes qu’en septembre, pour passer et obtenir de justesse les examens de la deuxième cession.
Et Parge? me renseignai-je. Parge, m’apprit-on, après une période réellement critique — il venait ou ne venait pas, bredouillait durant ses cours, mettait dix jours de suite la même chemise, lui qu’on avait surnommé le dandy — Parge donc après une période de deuil raisonnable (deux mois), se laissa consoler par une autre de ses étudiantes. A l’heure qu’il est, leur laison dure encore... et Parge n’a toujours pas divorcé. Grand bien leur fasse à tous les trois, le roi, la reine, et la prétendante au trône.
Quant à moi, je passai un an à travailler de ci de là, à vivoter, avant de revenir poser mon cul délicat sur les bancs de la fac. J’étais croyais-je définitivement guérie et de l’envie de séduire, et de celle d’éprouver du désir.

Arrivé dans le département de Philo durant mon année d’absence, Damien s’était taillé une réputation d’étrangeté et de brillant. On ne pouvait le classer : il prônait le détachement en toutes choses, ce qui plaisait ; mais il mettait hélas sa théorie en pratique, ce qui heurtait. Il ne répugnait pas à attaquer qui recherchait sa complicité, pas plus qu’il n’hésitait à se moquer du système universitaire dans lequel il réussissait si bien. Malgré ces défauts, on le recherchait, sans obtenir de lui dans l’intimité beaucoup plus que ce qu’il donnait en société : des discours, amusants mais glacés. Seule Anne, l’agitatrice de notre groupe, avait un temps forcé sa solitude. Elle m’en avait fait quelques confidences du temps que j’avais déserté la fac : j’étais alors hors compétition. Les interrogations d’une fille d’ordinaire si péremptoire m’étonnèrent. Elle me faisait part de son incompréhension face à l’attitude de Damien : ils s’étaient fréquentés trois mois, avaient même dormi ensemble, sans qu’il la... qu’il la... enfin, je saisissais sans doute, j’étais sommée de saisir. Je baissais pudiquement les paupières. Ansi, cela existait, un homme que l’urgence de son désir ne gouvernait pas? Oui, répondait à sa manière Anne, et c’était insupportable. Car enfin, de quoi avait-elle l’air, elle !
J’étais donc, via Anne, préparée à l’originalité des comportements de Damien ; mais je ne m’attendais pas à ce qu’il manifestât envers moi un quelconque intérêt. Cela allait au rebours de son habituelle réserve, et surprit ou indigna. Comment, moi, la «Lolita idiote et sans coeur», avais-je retenu l’attention d’un tel monstre de pudeur?
J’aurais été bien en peine de me défendre ou de répondre. Puis, très vite, ce ne fut plus la question.

— Luce, cela signifie lumière, avait-il émis en s'asseyant près moi. Je le regardai avec ironie. C’était le troisième jour de fac, je ne me sentais pas particulièrement lumineuse. J’aurais préféré être partout ailleurs qu’ici, sur se banc gris, dans cette fac de banlieue, où je risquais à tout moment de me trouver nez à nez avec Parge. Le cours sur Platon venait de commencer, et déjà m'indisposait. Réduire la variété de l’existant à quelques modèles transcendants, décrire les objets vivants en termes de manque, cette démarche m’agaçait, d’autant plus que le prof y adhérait furieusement. Se prenait-il pour une réincarnation de Socrate? Il en aurait eu la laideur, mais pas le charisme.
Mon voisin patinait sur son mauvais compliment.
— J’ai entendu souvent parler de toi par Anne.
— Ah.
— Les histoires des autres me fascinent.
— Ce n’est pas ce qu’on dit.
— On me connait mal.
— Si je te raconte mon histoire, je te dégoûterai bientôt.
— Moi? Non, sûrement pas.
— Je préfèrerais.
— Pourquoi ?
— Si j’en juge par ce qu’Anne m’a dit de toi, tu ne m’es pas sympathique.
Au lieu de se raidir, il me coula un seul regard amusé.
— C’est un bon début, fit-il.
Je rougis de mécontentement.
— Retourne à ta cour d’admiratrices. Moi, j’ai assez à faire à écouter ce cours débile.
J’avais du parler plus fort que je n’avais cru. Le professeur me lança un regard irrité.
— Mademoiselle, nous n'avons pas tous dans cette fac les mêmes raisons que le professeur Parge d'être indulgents...
Quelques visages s'étaient tournés vers moi.
— Je ne crois pas que le professeur Parge m’ait notée avec indulgence, Monsieur.
— Mais peut-être vous a-t-il demandé des exercices particulièrement... euh... adaptés ?
Un rire nerveux fusa. Socrate II me couva d’un regard goguenard.
— Nous pourrions débattre de ce... sujet, après le cours?
Dégoûtée, je me levai et rassemblai mes affaires.
— Excusez-moi, je ne me sens pas bien, Monsieur.
— La présence à mes cours est obligatoire.
— J'y réfléchirai. Salutations respectueuses.
Je refermai la porte sur un brouhaha naissait. J'atteignis avec peine les toilettes et m'effondrai après avoir claqué le loquet. J’aurais bien aimé disparaître là, emportée dans la cascade d’eau javellisée. Quelle honte de moi-même m’avait poussée à faire confiance à Parge, à m’afficher avec lui ?
— Merde ! Le salaud! Le...
Lorsque je sortis en titubant des toilettes, je me heurtai à Anne. Derrière elle, Damien dressait sa silhouette gris-bleu. Je les regardai avec plus de gêne que de reconnaissance.
— Nous ne pouvions pas rester en cours après cela, dit Anne, qui avait toujours un avis sur tout.
— Non, nous ne pouvions pas, confirma Damien.
Son sourire amusé laissait pourtant entendre le contraire. Il promenait lentement son regard sur moi. Je renonçai à comprendre plus avant, suffisamment dégoûtée de moi-même pour éviter les causes de troubles supplémentaires. Lui et Anne m’entraînèrent au café, où, malgré mon peu d’enthousiasme, Anne continua à pérorer au-dessus des petits noirs. Damien face à moi se contentait de se taire. Moi, j’attendais que cela passe, les yeux dans ma tasse.
A la fin du cours, nous vîmes apparaître Frédé. Il apportait des nouvelles fraîches : on avait fort commenté mon départ. Je le priai de ne pas s’étendre sur la question. Il haussa les épaules en rigolant, puis se penchant vers moi, me léchouilla le museau. «Eh là!» protesta Anne. «Je réconforte ta copine.» «Tu as de drôles de manières!» Frédé fit entendre un curieux hoquet, que j’avais appris à reconnaître comme son rire le plus “nietschéen”. «Tu devrais être habituée, depuis le temps.» Anne, furieuse, embraya sur les multiples infidélités de Frédé, présentes, accomplies ou à venir. Damien me lança un regard amusé. Je serrai les dents. Ils migrèrent bientôt vers un bar voisin, où les consommations étaient moins chères. Je m’attendis à voir Damien se lever. Il ne bougea pas. Quand je fis mine de payer, il posa sa main sur la mienne :
— Crois-tu encore que tu me dégoûtes?
— M’en fiche.
— Tu te méfies toujours autant ?
— ... ?
— De l’intérêt qu’on te porte.
— Je ne sais pas.
Je me levai. Il resta assis.
— Tchao.
— C’est ça. Tchao.
Le lendemain, il me proposa un déjeuner. Je refusai. Le lundi, il m’invita au cinéma. Je déclinai, puis acceptai la semaine suivante. Je ne garde aucun souvenir du film. Je passai la séance à me demander ce que je faisais là. La présence d’un garçon à mes côtés me gênait. Je reportais mon regard de l’écran au plafond, puis le laissais glisser sur le profil de Damien, ou sur ses mains, qu’il gardait sagement croisées sur ses genoux. Je me souvenais du souffle empesé de Parge, et écoutais Damien ne pas respirer. Parfois, il me lançait en retour un regard amusé. Je détournais le mien. Il y avait dans son attitude quelque chose que je ne comprenais pas.
Je sortis à la moitié du film. Il me suivit. «Tu as raison, fit-il, c’était un navet.» Nous passâmes plus une heure à errer, des rues en déséquilibre de Ménilmontant aux façades instables de la Goutte d’Or. Nous étions proches de chez moi ; peut-être attendait-il que je l’invite à monter prendre un verre. Je me refusais à aborder la question. Nous finîmes par échouer dans un bistrot d’immigrés, ripoliné de rouge. Des hommes jouaient au 421. Le patron nous servit comme à regret, posant une boîte complète de sucre entre nos petits verres à thé. Un jeune entra, portant un balladeur. Nous nous tûmes un temps dans les accents du raï. Furtivement, j’enviai ces hommes qui savaient ce qu’ils pensaient.
— Tu es une drôle de fille, finit par dire Damien.
Je lui souris en réponse. En sortant du café, il me fit un signe de la main, puis s’éloigna. Je montai chez moi, soulagée. «Il ne s’y frottera plus», pensais-je.
Mais le lendemain, il vint vers moi, empressé. Il me montra un appareil photo. «Il faut que nous refassions le parcours d’hier. Surtout cette rue, tu sais, en pente dingue, on a l’impression que les toits dégringolent les uns sur les autres. Il le faut.» «C’est aussi intéressant qu’un zèbre qui a des puces» protestai-je. Il me rit au nez. «Je voudrais pousser la porte des immeubles condamnés. Je voudrais soulever les rideaux qui voilent les chambres. Passer la nuit à arpenter ces rues où depuis les fenêtres, aux terrasses des cafés, s’échangent les répliques d’un théâtre improvisé. Tu es comme moi : tu adores ce fourre-tout, cette vitalité inattendue.» «Tu te trompes.» «Non. J’en suis sûr. Tu es voyeuse, tout comme moi. J’ai vu tes yeux.» Je ne répondis ni oui ni non. Je le repoussai quand après les cours, il m’emboîta le pas, mais il me suivit tout de même, et je le conduisis, tout en feignant de l’ignorer, où il souhaitait aller.
Commença une étrange période, pendant laquelle nous avons essayé l’un vis à vis de l’autre toutes les stratégies de fuite. Cependant nos intérêts convergents nous rapprochaient presque malgré nous, et il semblait impossible, à présent que nous nous étions rencontrés, de nous éviter. Nous avons pris l’habitude, en ce temps là, d’émettre les propositions les plus incroyables, en tablant sur le fait qu’elles deviendraient vraies — ce qui à force de patience s’avéra souvent juste. De même nous récitions les textes indifféremment à l’endroit ou à l’envers, avec la même certitude d’y trouver un sens, puisque, nous répétions-nous, ce sens c’était nous qui en grande partie l’inventions. Nous tenions aussi pour un grand privilège d’avoir le temps d’errer, pour le pur plaisir du labyrinthe. Marcher dans la ville sans destination précise, marcher la nuit, dormir le jour, ou le contraire tout aussi bien. Nous avions une manière particulière de discuter, qui consistait à attacher moins d’importance au sens apparent des mots qu’à ce que nous leur reconnaissions d’intentions cachées. De cette manière nous avons mené quelques dialogues particulièrement absurdes, qui nous remplissaient d’un étrange contentement.
Les désagréments que nous nous infligeâmes mutuellement pendant tout l’automne, au lieu de nous séparer, nous rapprochèrent. Nous commençâmes à nous interroger sur la nature de ce lien. Moi, pour examiner ce qu’avec un peu de bonne volonté nous pourrions en faire ; lui pour nous mettre en garde contre ce qu’il ne devait surtout pas devenir. Après quoi, il pleuvait sur nos interrogations et sur nos disputes, il pleuvait et il faisait bien trop froid pour envisager une séparation radicale. Nous nous rappelions pour promettre de ne plus nous voir une semaine durant, au moins. Une heure plus tard il débarquait à ma porte, ou je le retrouvais dans le café qu’il hantait. Le soir tombait. Nous nous regardions, secrètement ravis : nous avions passé encore une journée ensemble, sans avoir rien hypotéqué de l’avenir.

Il y avait bien quatre mois que nous nous connaissions. On nous appelait «le couple», sachant bien que cela nous agacerait. Nous seuls étions dupes de l’indépendance que nous affichions. Les heures passées loin l’un de l’autre étaient des heures de malaise : nous étions sortis dans le monde sans notre peau, nous ne nous sentions plus assurés de rien. Cette sensibilité maladive nous étonnait, qui ne ressemblait pas à l’attirance amoureuse telle qu’on nous la décrivait. Nous luttions contre cela comme nous le pouvions. Nous ne nous étions jamais encore pris les mains ni frôlé des lèvres ; mais quelquefois, quand Damien s’approchait de moi à l’improviste, j’en ressentais l’envie. En un éclair, je l’imaginais nu, et je pensais combien j’aimerais goûter sa peau. C’est alors que Parge surgissait, en un souvenir odieusement physique. Je l’entendais haleter, je sentais le sperme dégoutter sur l’intérieur de mes cuisses. De m’avoir tenue sous sa coupe, Parge m’était devenu entièrement haïssable. Des détails, auxquels je n’avais pas prêté une particulière attention, des tics qui m’avaient émue d’abord, s’imposaient désormais à moi avec une hideuse insistance. Quelque chose de ma répulsion devait passer dans mes yeux. Damien me fixait, fasciné, interrogatif — et parfois même, sans me quitter des yeux, il tentait de se rapprocher encore. Moi, je me rétractais. «Je ne te fais pas envie, n’est-ce pas ?» demandait-il. Il y avait quelque chose d’agressif, presque de triomphant, dans son sourire. Je ne comprenais pas, et ne répondais rien.
Un de ces soirs, nous allâmes en groupe danser en boîte. Je me sentais particulièrement mal, séparée de mes amis, de mon monde, de moi-même. Dans une sorte de brume, je regardais Damien danser, et je le trouvais beau. Quand le slow arriva, il enlaça Anne, lui chuchota quelque chose à l’oreille, elle rit à sa manière si assurée, et je ressentis quelque chose qui ressemblait à de la jalousie. Mon visage dut s’altérer. Frédé m’entreprit sur ce qu’il appela mes «élans d’âme» — et comme à son habitude n’attendit pas la réponse pour me donner son interprétation. Je feignais de l’écouter, mais je ne cessais d'observer Damien et Anne. Ils dansaient. Damien s’abandonnait plus que d’ordinaire, il avait des mouvements malhabiles mais chaleureux, qui me firent envie. Au morceau suivant, Frédé se planta devant moi. Je devais céder, m’expliqua-t-il, céder à mes élans désordonnés. Le mouvement était préférable à l’immobilité glacée que je m’imposais.
— Viens danser.
A ma surprise, j’obtempérai. Il avait posé son muffle humide dans mon cou. Il me serrait trop à mon goût. Je le repoussai brusquement.
— Lâche-moi.
Il m’attira plus avant. Je criai.
— Reste là... insista-t-il.
Je le mordis. Il me lâcha avec un cri de surprise. Puis me rattrapa et se rapprocha à nouveau.
— Tu es bandante.
Je rougis.
— Tu as trop bu.
Nous avions tous beaucoup bu. Je mis sur le compte de l'alcool l'excitation qui m'envahit lorsque les lèvres de Frédé glissèrent sur mon cou, avant que je ne lui échappe pour retourner m’assoir . Son rire sonore m’accompagna jusqu’à notre table. Il était resté planté au milieu de la piste, toujours s’esclaffant. Mon regard hésitant croisa celui de Damien. Il ne me quitta plus des yeux pendant le reste du slow. Quand la musique cessa, il embrassa Anne à pleine bouche — sans cesser de me regarder. Elle le repoussa avec une indignation jouée. Mais elle était rouge de triomphe, et ses yeux brillaient. Moi, je les contemplais sans rien comprendre au trouble qui m’agitait — sinon que j’aurais voulu être à la place d’Anne, et simultanément disparaître.
Pour fuir le scandale qu’ils représentaient, je désertai la fac pendant toute une semaine. Je partis dans la maison de campagne de mes parents, déserte en cette saison, et sans téléphone. Je ne quittais mes livres que pour arpenter les chemins traversés de pluie et de grand vent, ou foncer sur ma machine à écrire. Je rédigeai ainsi la moitié du mémoire que je devais rendre en fin d’année. Je ne voulais surtout pas réfléchir à ce qui m’arrivait. Quand j’eus fait mon plein de solitude et d’embruns, je refis ma valise et partis pour la gare. Je n’arrivai à Paris qu’à minuit. Dans le métro, je ne sais comment, je croisai Damien. Il me fixa un instant, puis vint vers moi sans sourire, sans marquer de surprise non plus, comme s’il était tout naturel que nous nous retrouvions là. Je lui abandonnai mon sac. Nous parlâmes peu jusqu’à chez lui ; je n’étais pas sûre de vouloir ce qui arrivait. Et puis je ne tenais pas à savoir à quoi et avec qui il avait occupé sa semaine. Lui non plus ne me posa aucune question.

Il habitait dans un minuscule appartement formé de la réunion de deux chambres de bonne. J'y étais déjà montée plusieurs fois, sans qu’aucun geste ne nous rapproche. Ce soir-là, cette chasteté forcée me parut soudain ridicule. Je m’allongeai sur le lit. Pour se glisser sous les couvertures, Damien retira son jean. Je regardai ses jambes brunes, son sexe durci qui tendait le slip.
Il tourna la tête vers moi.
— Tu restes dormir ? demanda-t-il d’une voix détachée.
— Pourquoi pas.
Il garda les yeux fixés sur moi tandis que j’ôtais pull et collants. Mon coeur battait la chamade. J'étais moite.
Il ne bougea pas d’abord. Il était à quelques centimètres, parallèle à moi. Seul son regard vivait, glissait de mes lèvres à mon sexe, de mon ventre à mes seins. Ce fut ma main et non la sienne qui se tendit, qui effleura sa peau. Il ne tressaillit pas. Son souffle était si doux qu’il me sembla, une fois de plus, qu’il ne respirait pas. J’attendis. Le visage de Parge se dressa une dernière fois, sensuel, souffrant, devant moi. Puis disparut. La respiration de Damien s’était faite oppressée. Il ne bougeait toujours pas. Ma main s’enhardit, se posa légèrement sur son cou ; puis se risqua à poursuivre ; descendit la ligne des épaules, puis celle du dos ; s’attardant sur les reins. Je sentais battre le sang, frémir les muscles. C’était bon. Damien ne cillait toujours pas. Mais ses yeux, extraordinairement attentifs, accompagnaient mes gestes.
Il bougea enfin. Ses mains à leur tour se mirent à glisser sur mon corps. Elles étaient fraîches ; son regard interrogatif continuait de me fixer. Ballet fluide, lent, nos doigts, nos poignets, nos bras se rencontrant, se déprenant, dans l’échange aquatique des caresses. Il se rapprocha peu à peu de moi. Son sexe tendu, contenu par le slip, cognait contre mon ventre. L'appréhension qui m'avait saisie tout d'abord — fallait-il, une fois de plus, en passer par là, allais-je avoir mal, cela allait-il durer longtemps, prendrait-il son plaisir sans moi — cette appréhension avait disparu. Pour la première fois j’éprouvais comme m’appartenant cet organe étroit, ce passage sensible qui ouvrait sur des paysages que je soupçonnais à peine. Je voulais l’y recevoir. Je me rapprochai de Damien dans un mouvement de reptation instinctif. Lui recula à mesure. Ses lèvres se mirent à courir sur ma peau, ses mains poursuivaient leur va et vient délicieux, j'étais parcourue de frissons. Je soupirai : «Viens... s’il te plaît». Il prit mon visage entre ses paumes, me contempla et un lent, un étrange sourire, retroussa sa bouche. «Tu le veux ?» «Oui.» «Mon enfant, pas ce soir.» Mon coeur se mit à battre douloureusement. «Demain, demain», répéta-t-il. Puis il m'enlaça plus étroitement, posa la tête contre mon cou — et s'endormit. Contre mes fesses, son sexe continua de se dresser, puis s’amolit, endormi lui aussi.
— Damien !
Il ne répondit pas.
Je mordis ma main jusqu'au sang, et, imparfaitement calmée, m'assoupis cependant.

Nous reprîmes plus d’une fois ces jeux ambigus dans les jours qui suivirent — sans conclure davantage. Damien m’y amenait. Il se serrait contre moi quand nous faisions les courses ou que je travaillais. Pour un oui ou pour un non, il posait ses lèvres sur mon cou, ses mains sur mes seins. Si je le repoussais, il me lançait un regard étonné d’enfant qui a mal. Il pressait contre mes reins la preuve de son désir — pour reculer aussitôt que je tentais un contact plus direct.
Lui-même paraissait prendre un grand plaisir à découvrir mon corps, centimètre par centimètre, milimètre par milimètre. Inlassablement il se penchait sur moi, interrogeant du doigt ou de la langue la rondeur, le pli, la moiteur, éveillant ça et là des points de sensibilité que j’ignorais. Il ne s'enhardissait pourtant jamais fut-ce à frôler ma vulve. Oh! il mettait dans cet éloignement beaucoup de délicatesse. Il tournait sans cesse autour de cette zone dangereuse, m'incitant à y poser moi-même la main, et à mettre le doigt où il n'introduisait pas le sien. Son pénis se dressait alors plus rigide contre son ventre — miracle brun et doux — mais il m'éloignait si je cherchais seulement à l'effleurer.
Le plus étrange pour moi, était l'impossibilité où j'étais de parler avec lui de ce qui se passait. Il se conduisait en cela comme en amour : il y avait une zone interdite qu’il ne fallait pas nommer. Je pouvais aborder tous les sujets, il me regardait de ses yeux brillants, riait, m’encourageait, introduisait sa pensée où je bornais la mienne — nous pouvions parler de tout, à l’exception de cette énigme qui m’obsédait. Lorsque je risquais un mot — «Pourquoi...», «Est-ce que...» — les coins de sa bouche se relevaient, et avec ce sourire incompréhensible il murmurait : «Les voies du destin sont impénétrables...» ou autres sentences à double sens. Impénétrables, en effet. Pour peu que j'insiste, il m'embrassait gentiment, se retournait et, s'enroulant dans sa couverture, s'endormait.
Et moi, partagée entre le soulagement et la déception, je pensais avec étonnement au temps pas si lointain où j’aurais refusé qu’il me touche.

Je pris l'habitude de lui reprocher de fuir le réel, de ne se plaire qu'aux proses obscures. De son côté il m’accusa de vouloir tout expliquer, tout réduire à la logique. «Trop d'analyse tue le possible.» «Quel possible ? Voudrais-tu préciser?» «Certainement pas.» Et il se mettait à rire silencieusement, me regardant de côté ; sa mimique ironique qui relevait le coin de sa bouche et rendait yeux obliques, le faisait ressembler à un faune séduisant. Il en avait l’inventivité, le fuyant et même — même — une forme de lubricité, qui on ne savait pourquoi, se bridait d’elle-même. Je repensais à cette soirée où il avait embrassé Anne devant moi, sans me quitter des yeux. Je pensais à son regard brillant quand il me caressait, à cette patience qu’il avait pour faire coïncider nos peaux, nos fuites. A ces ébats toujours avortés qu’il me poussait sans cesse à reprendre. J’étais furieuse et troublée. J’avais trouvé le partenaire qu’il me fallait, celui qui aimait jouer autant que moi. Pourquoi fallait-il qu’avant la partie terminée, il m’abandonnât à mes voluptés sans issue — pour aller s’endormir paisiblement sous les ailes de l’ange. «Tu n’es qu’un bébé, une moitié d’homme, un fils à maman», lui lançais-je quelquefois. Il n’en souriait qu’avec plus de fixité, et c’était moi qui me sentais devenir puérile. Pour ne plus avoir à le regarder, je lui jetais l'oreiller, ou tout autre objet approprié, à la figure. Il attrapait mes poignets, m’immobilisant approchait dangereusement son visage du mien. Son sourire était figé sur sa face comme un masque ; ses pupilles plongeaient dans les miennes, j’y lisais des pensées voluptueuses et froides ; j’étais celle à qui il ne pouvait échapper, et il me haïssait, il allait me punir, m’enfermer, me battre. Soudain l’ange soulevait ses ailes grises. Damien semblait s’éveiller, relevait la tête, fuyait à nouveau. «Tu me fais peur, Damien.» «Nous savons cela. Nous savons cela.» Il quittait le lit. Je me levais aussi ; et parfois je sortais dans le couloir, telle que j’étais, nue, agitée, pour le pur plaisir de claquer la porte, de l’enfermer à l’intérieur avec sa pureté. Il venait me rechercher, je résistais. Cela faisait rire Damien. Toutes mes extravagances l’amusaient, tant qu’elles n’attaquaient pas frontalement l’ange — cette gardienne qui veillait jalousement sur ses rêves. Nous achevions notre scène affalés sur le lit, lui cherchant encore à m’échapper mais riant désormais trop pour y parvenir — et moi accroupie sur lui, lui imposant mon poids de chair, dans une parodie violente de l’accouplement. Puis le jour perçait, ou bien le voisin criait «Pouvez pas baiser en silence, non?» et à mon tour j’abandonnais, je me laissais glisser dans le lit à ses côtés, je dormais ou je ne dormais pas, j’errais le jour suivant dans une lumière violette, j’écoutais très vaguement ce qui se disait, et seule la voix de Damien, la pression de sa paume sur mon épaule, signifait quelque chose.

Il y avait encore une circonstance où l'Ange semblait reculer, et où l'homme, dans un songe éveillé, se dressait et me cherchait à tâtons : la danse.
Passé la première soirée que j’ai évoquée, je laissai peu à Damien le loisir d’inviter Anne. La vision de leur enlacement me blessait par trop. Damien ne semblait pas m’en vouloir ; mon empressement au contraire l’amusait. Lorsque nous dansions, il me collait à lui et me serrait très fort dans ses bras. Cela durait, durait. La musique, les rythmes changeaient, mais nous demeurions plongés dans une torpeur hypnotique. Nos sexes s'épousaient à travers nos vêtements. Il m'arrivait de jouir debout, tremblante. Damien cachait mon visage contre son cou et m'enveloppait encore plus étroitement. «Encore», murmurait-il. Ses mains palpaient mes fesses, les lèvres de ma vulve tentaient de happer sa verge dure qui résistait. Nous cherchions les places les plus sombres, et poursuivions notre lent ballet. Quelquefois, des quolibets nous atteignaient. Nous n'en avions cure. Quelque chose, là, se passait, qui n'aurait dû concerner que nous, et qui pourtant avait peut-être besoin de ces regards moqueurs, de ces moues envieuses, pour arriver à son terme. Il y eut ainsi un premier soir où Damien éjacula contre moi. Nous nous mîmes à fréquenter assidûment les boîtes de nuit.

— Et si, osai-je un soir que, de retour dans sa chambre, Damien avait de nouveau convoqué le paradis et les anges (anges auxquels nous disions ne croire ni l’un ni l’autre)... et si le paradis, plutôt que cette plaine assexuée que tu décris, n’était au contraire qu’orgasme, orgasme perpétuel?
Il détourna son regard.
— Tu confonds tout.
— Et si, continuai-je quand même, Dieu n’était pas le prêtre, mais l’Amant?
Il haussa les épaules, malheureux je crois. Puis il me tourna carrément le dos.
— Qui te parle de Dieu? grogna-t-il. N’a-t-on pas suffisamment à faire avec... l’Autre?
Il ne me toucha plus cette nuit là, ni le jour ni la nuit suivante. Ce n’était pas simple bouderie, non. C’était au-delà.

Le désir malmène. Rend dépendant. Humilie. Et combien plus le désir insatisfait.
C’était sur notre frustration pourtant, sur notre négation commune de notre commune souffrance, que reposait notre complicité. Pensais-je.
« Tout va bien. Tout va bien. Le jardin. Le Paradis...»
Cette illusion que nous protégions par nos rires, nos périphrases, cette illusion qui nous rendait complices jusque dans nos disputes, qui me faisait si lourde et lui si léger — me devenait souffrance. Je n’en pouvais plus de taire le dégoût de plus en plus marqué pour moi-même qui m’envahissait. Le Paradis, quand il repose sur la négation, est insupportable.
Qu’est-ce que j’abritais en moi de si horrible, de si noir, pour qu’on ne puisse même le nommer, pour qu’on ne puisse, sinon à travers la muraille des vêtements, s’en approcher?
Je devenais impatiente, prête à tout lâcher de ce que j’avais obtenu. Entre les paupières de Damien, l’Ange gardienne me fixait, moqueuse. Non, elle ne dormait pas ; non elle ne se laisserait pas expulser. En ce lent sourire cruel qui se dessinait sur les lèvres de Damien avant qu’il se détourne de moi, je lisais mon humiliation. Il m’arrivait de penser que ce corps brun et froid, allongé près de moi tandis que je toussais, puait la mort. Il m’arrivait de penser que sa méchanceté était pire que celle de Parge. Il m’arrivait de le haïr.

Un de ces après-midi là, je me laissai caresser d’un peu près par Frédé. Hélas son bavardage me gêna, et son haleine chargée — whisky dès 11 heures — me dégoûta. Détournant le museau, je le repoussai comme à regret. J’alléguai l’amitié, la fidélité — tous arguments dont, au point où nous en étions arrivés, il ne fut pas dupe plus que moi. «Je ferai mieux la prochaine fois» dit-il seulement. «Ah?» répondis-je, peu intéressée mais polie. Je m’empressai de rentrer sur Bastille.
— Je viens de chez Frédé. J’ai suivi tes avisés conseils.
— Tu as...?
Damien était pâle. Il s’était approché de moi, jusqu’à m’acculer contre le mur.
— Tu as...?
— Eh bien...
— Je te déteste !
Il attrapa mes poignets, les bloqua contre le mur. Puis il se mit à me mordre, attaquant mes lèvres, cherchant ma langue, l’aspirant, avec une violence rageuse. Ses ongles qu’il enfonçait dans mes paumes, ses dents qui me fouaillaient, me faisaient mal, cependant je ne me défendais pas, je me collais à lui au contraire, furieuse à mon tour, affamée de lui, de son ventre, de ses hanches dures qui s’encastraient entre les miennes, avide de son sexe qui luttait contre le mien, avide et furieuse. Puis, il lâcha un peu mes lèvres pour me crier au visage : «Je te hais! Tu ne sais pas... Tu ne mérites pas...» Je me surpris à rire, ce qui dut le provoquer davantage encore. Il retroussa ma robe. Après quoi, nous plongeâmes à nouveau dans le paroxysme le plus prometteur quand on frappa à la porte.
— Luce! Damien ! Je ne vous dérange pas? fit la voix flûtée d’Anne.
Nous nous regardions comme deux somnambules brusquement réveillés. Le visage bouleversé de Damien me glaça. «Je te hais» répéta-t-il. Hélas sa voix n’avait plus les accents prometteurs de tout à l’heure. «N’est-ce pas toi, protestai-je, qui m’a provoquée?» Il se détourna sans me répondre. «Tu es incohérent! sifflai-je. Réponds-moi!» Il haussa les épaules, fit mine d’ouvrir la porte, puis revint soudain sur moi. La colère avait à nouveau durci ses traits, il ouvrait et fermait ses mains comme pour me saisir à la gorge et j’eus peur. «Oh que oui. Tu voudrais bien que je sois plus incohérent encore. Tu voudrais bien me réduire à rien, me réduire à... Tu voudrais faire de moi ton objet. Ton jouet.» J’étais effrayée, mais en moi aussi la rage balayait toute considération humaine. «Tu es lamentable. Tout simplement lamentable. Tu fais tout un système de ton... de ton...» «De mon...? Eh bien, sors-la, ta connerie!» «De ton incapacité ! lâchai-je enfin. De ton... de ton impuissance!» J’étais atterrée. Je savais bien que j’étais injuste. Et puis il me semblait que d’avoir défié cette chose, cette tache jusqu’alors aveugle qui se dressait entre nous, la rendait plus présente et redoutable encore. On frappa à nouveau. «Luce! Damien!» chantonna encore la voix d’Anne. «Barre-toi!» criai-je d’une voix rauque que je ne me connaissais pas. Damien me dévisageait avec un étonnement choqué. «Tu n’as rien compris!» murmura-t-il. «Non», reconnus-je. Puis je me mis à pleurer. Sans plus me regarder, il me laissa, tourna un instant dans la chambre, puis sortant de son égarement se dirigea vers la porte et ouvrit à Anne. Elle lui jeta un regard étrange, mi offusqué mi railleur. «Ah, fit-elle, je dérange.» Par-dessus l’épaule de Damien elle m’adressa une grimace amusée. «Ne t’inquiète pas, avec lui tout finit toujours par s’arranger... en théorie.» «Vas-t-en, s’il te plait» murmurai-je. «Ah? Oui, oui... Mais j’étais venu chercher Damien pour le cinéma. Frédé n’est pas libre. Nous avions convenu...» «Vas-t-en!» répétai-je plus fort. Damien me jeta un regard hostile. Sans mot dire il entra, prit son manteau, son sac, repoussa doucement Anne sur le pallier et sortit derrière elle. Sur la première marche de l’escalier, il se retourna vers la porte demeurée ouverte, revint sur ses pas et d’un geste agacé la claqua avant de tourner la clé — et de m’enfermer à l’intérieur.

Acte manqué ou séquestration réussie ? A son retour nous nous disputâmes de nouveau puis nous réconciliâmes tristement. Dorénavant, nous nous observions avec plus de méfiance. Mais justement, la méfiance demandait une surveillance de tous les instants, et puis chacun voulait prouver à l’autre que, tout en n’étant pas le monstre ou la mégère qu’il avait laissé entrevoir, il avait — tout de même — évidemment raison.

Moi : — Tu as essayé, avec un type?
Lui : — Essayé, quoi?
Moi : — Ben... ce que tu ne veux pas faire avec moi.
Lui : — Pourquoi? Ce serait mieux avec un type, d’après toi?
Moi : — Je... je ne sais pas!
Lui : — Qui me conseilles-tu ?
Moi : — Mais, personne!
Lui : — Ah. J’avais cru comprendre...
Il me regardait, les yeux brillants.
Moi : — Tu te moques de moi.
Lui : — Oui.
Je lui tournai le dos.
Moi : — Si tu crois que c’est facile.
Lui : — Je ne crois rien.
Il m’enlaça, m’embrassa dans le cou. Agacée, je le repoussai.
Lui : — Je ne suis pas ce que tu penses. Si tu le penses vraiment. Ça ne m’a jamais fait envie avec un garçon.
Moi: — Parce qu’avec des filles tu en as envie?
Lui : — ... Oui.
Je le regardai, les larmes aux yeux.
Moi : — Il faudra qu’un jour tu m’expliques.
Lui : — ... Non.

Cela aurait pu continuer ainsi assez longtemps. Cela aurait pu. Après tout, combien de couples jouissent séparément, ou ne jouissent pas du tout, et n'en font pas une montagne? Bon, cela est admis. Admis, à partir du moment où l'on fait semblant.
Nous, nous ne faisions pas semblant, ou pas assez.
A quelques jours de là, nous sommes allés fêter en groupe, chez Anne et Frédé, la fin des examens. Anne portait une robe légère, quasi transparente. Elle dansait en se déhanchant, et riait beaucoup. Damien ne la quittait pas des yeux. Je fis cependant mine de ne rien remarquer, jusqu'à ce que je les visse s'éloigner, légèrement trébuchants, en direction de la cuisine. Le regard que je lui jetai dut être éloquent. «La chère Anne va-t-elle redécouvrir, ce soir, les plaisirs de l’abstinence ?» me dis-je in peto. Je me tournai vers Frédé, qui avait toujours un mot réconfortant pour les amies délaissées. «Tu as encore raccourci ta jupe, fit-il en effet. C'est charmant.» Je le remerciai d'un sourire, et choquai mon verre contre le sien.
On buvait toujours beaucoup, en compagnie d'Anne et de Frédé. Ils nous donnaient souvent l'impression d'être à la veille, ou au lendemain, d'un tremblement de terre. Anne, péremptoire, provocatrice et décolletée, Frédé, l'oeil lourd et le verbe précieux, qui fixait, tout en pérorant, les jambes ou les seins des filles — Anne et Frédé ne cessaient de se jeter des idées à la tête que pour décider de la prochaine sortie ou organiser une nouvelle beuverie. Nous les voyions beaucoup. Ils nous agaçaient, nous amusaient, nous indignaient, selon les jours. Nous leur fournissions les notes des cours qu'ils séchaient systématiquement, et eux nous ravitaillaient en ragots. Nous ne savions comment, alors qu'ils y mettaient si peu les pieds, ils pouvaient être si bien renseignés sur les derniers potins de la fac. Ou fallait-il penser qu'ils en inventaient?
Nous sortions en général de chez eux légèrement ivres — et passablement excités. Nous faisions d'ailleurs avec Damien un usage de plus en plus fréquent de l'alcool. Comme tous les néophytes, je croyais en la vertu miraculeuse, c'est à dire déshinibitrice, du divin breuvage. Je me moquais parfois de ma rouerie. «Que gagneras-tu, me disais-je, lorsque tu auras fait de Damien un érotomane alcoolisé ?»
« Anne te plaît plus que moi», risquais-je parfois. Damien souriait. «Pas plus, autrement.» Une porte en moi se fermait ; mais je faisais comme si de rien n’était «Je ne suis pas jalouse.» «Ah» répondait seulement Damien. Il me jetait un coup d’oeil interrogateur. «Alors tu es parfaite. Parfaite.» Il souriait plus fort, avec quelque chose de fixe dans le regard. Ce soir là il ajouta : «Vous, les femmes, appréciez d’être parfaites, n’est-ce pas? » Et il me planta là. Il ne m’en aimait pas mieux, ni davantage, et moi j’avais envie de pleurer.

Cette envie là s’était particulièrement accentuée lorsqu'après une vingtaine de minutes je partis à sa recherche. La cuisine était vide. On avait laissé les bouteilles débouchées sur la table.
Je ressortis et longeai le couloir silencieux. Anne occupait l'appartement qu'avait légué à la famille sa grand-mère, six ou sept pièces rarement aérées, donnant les unes dans les autres selon un plan compliquées, et reliées par un couloir semi circulaire.
— Aaaaahhhh! entendis-je soudain. Je m'immobilisai, le coeur battant.
Je n’avais entendu Damien soupirer ainsi que lors de nos jeux de minuit, concours de simulation acoustiques à seule fin d'épater les voisins. Jamais je n'avais réussi à tirer de lui, spontanément, quelque son de ce genre. La gorge serrée, je m'approchai de la porte, que les occupants de la chambre, pressés, avaient laissée entrebâillée. Là-bas, près de la fenêtre, Anne était agenouillée devant Damien. Elle avait défait son pantalon, et elle... elle... Les lèvres, la langue, les doigts de Anne, sur la verge de Damien qu'il ne m'avait jamais laissée caresser. Ses mains à lui dans ses cheveux à elle, ses yeux fermés, ce gémissement... Je crois que je criai, faiblement. Damien ouvrit les yeux, et tourna son visage vers la porte. «Luce ? Lucille?» Quelle folie me prit? Je poussai le battant. A cet instant, Anne que mon intrusion n'avait même pas interrompue arracha à Damien un nouveau gémissement. Ses yeux s'agrandirent. Il fut saisi d'un spasme. Je lus sur son visage une sorte d'effroi. Il éjacula contre sa joue à elle, sans cesser de me regarder. «Luce !» appela-t-il. Mais j'étais déjà ressortie. Je courais le long du couloir. J’entrai au hasard dans l’une des pièces, et entendis le pas pressé de Damien s’éloigner vers le fond de l’appartement. «Luce !» criait-il encore. Puis il y eut un rire long, celui d’Anne. Un juron. De nouveaux appels. Moi, je m’étais remise à fuir, passant les portes au hasard, me reflétant dans des miroirs sombres. La poussière s’élevait sous mes pas. Parfois, un courant d’air, et l’Ange aux ailes froissées ricanait.

Damien me rattrapa quelques minutes plus tard. Je le repoussai. «Barre-toi. Retourne avec elle.» Il me saisit l’épaule à nouveau, m’obligea à m’arrêter. Il avait cet étrange sourire qui me glaçait. J’aurais voulu le battre. «Je croyais que tu n’étais pas jalouse... Tu me l’as assez répété !» «Jusqu’à maintenant, sûr. J’aurais été jalouse de quoi?» Il blêmit. «Bonne question en effet. Tu n’es pas parfaite, finalement.» Je voulus lui échapper. Sa main se crispa sur mon bras. «Reste là.» «Qu’est-ce qu’elle a que je n’ai pas? Elle, il suffit qu’elle veuille. Moi... Tu t’en fous, de moi.» «Bien sûr que je ne m’en fous pas, de toi..Ça n’a rien à voir. » «Tu peux avoir des aventures, je m’en moque. Mais ne me fais pas croire que tu es incapable de toucher... ça... mon ventre, mon sexe, mes fesses — ma bouche — alors que tu le peux avec une autre.» «Tais-toi!» Sa bouche s’appliqua sur la mienne, il me mordait, me happait comme s’il avait voulu m’ôter la parole en même temps que le souffle, à mon tour je cherchai sa langue, sa peau, sa verge. Je défis mes vêtements. De là-bas, nous parvenaient les cris et chants de la fête. Nous, nous dérivions au fond de l’océan, un océan chair, flux, courants, marées, bruissement de nos eaux, tourbillons. Nouvelles routes maritimes, premiers relevés. Mon corps enfin ouvert, reconnu. Habitable.

Nous rentrâmes à Bastille, lui silencieux, moi dans une sorte d’extase. Quand dans le lit je voulus l’enlacer, il me repoussa. «Laisse-moi dormir.» L’angoisse me reprit à nouveau. Raide et les yeux ouverts, j’attendis le jour. Lui à mes côtés, crispé en chien de fusil, ne dormait pas davantage. Quand par hasard je le frôlais, il sursautait. Je finis par me lever, allai pleurer dans la cuisine. Puis, furieuse, je fis le plus de bruit possible pour préparer le thé, pris une douche, bousculai tous les meubles. Vers sept heures, il me rejoignit. Il paraissait reposé. «Tu as l’air en colère», fit-il. «Allons au ciné, ça te détendra.» «Ce n’est pas ça qui va me détendre.» Il feignit de n’avoir pas entendu.

C’en était fini des enlacements troubles, des baisers pour rien. Nous ne nous touchions plus, ou le moins possible. C’est à dire qu’il ne me touchait plus.
Pourtant il se refusait à avouer le changement. Il soutenait que tout était comme avant. Quelque chose avait eu lieu, qui n’aurait pas du arriver. Alors il faisait comme si rien, jamais, n’était survenu.
Nous nous voyions moins. Quand agacée, triste, je quittais sa chambre, il tentait de me rattraper. M’emmenait au ciné, ou marcher dans les rues de Paris, son appareil photo en bandoulière, mon carnet de notes en poche. Mais je voulais de moins en moins de ses ballades, de ses films. Les cours avaient pris fin. L’après-midi je m’imporvisais vendeuse aux Galeries Lafayette, et jusque tard dans la nuit, penchée sur l’ordinateur, je retouchais et commentais les photos que nous avions prises ensemble. Je savais que quelque chose se mourrait. Mais Damien lui ne voulait pas l’admettre. Il était plus doux, plus drôle qu’à l’ordinaire — seulement ses plaisanteries me donnaient envie de pleurer. Il cherchait un stage, du travail. Quelquefois il me quittait brusquement, puis arrivait chez moi inopinément, avec le parfum d’Anne dans les cheveux. Toujours il venait me trouver, comme pour faire constater sa fugue. Il avait l’air d’un tout jeune garçon. C’étaient les seuls moments où il recherchait mon contact. Et moi je détournais la tête. Je ne savais plus ce que je pensais de Damien. Je ne savais plus si j’aimais ou détestais Anne. «Je ne comprends pas», disais-je. «Demande-moi d’arrêter.» «Ce n’est pas à moi de te demander ça. Personne ne peut te demander ça, si toi et elle vous en avez envie de continuer.» «Demande-le moi.» «Non.» «Tu ne m’aimes pas.» «Je crois que je ne comprends pas ta conception de l’amour.» «Tu ne crois pas qu’aimer quelqu’un donne des droits?» «Non.» S’il insistait je me levais pour partir. Il me rattrapait. Cessait un temps de voir Anne. Et cela n’arrangeait rien.
Ce n’était pas seulement d’Anne qu’il était question, finis-je par m’avouer.

«Il ne te désire pas, me dit Anne, parce que tu le désires trop. Tu lui fais peur.» «Quelle connerie! explosai-je. Toi, lui, vous êtes des... Je vous déteste.» Elle ne fit qu’en rire. Je la gifflai. Damien qui arrivait à ce moment là, attrapa ma main. «Arrête!» Je me dégageai, le gifflai à son tour, avec une violence que je ne me soupçonnais pas. Le marquer, du moins, à défaut de... de... «Tu me prends pour qui? Tu te prends pour qui?» lui criai-je. Anne, un peu à l’écart, nous regardait en riant. Ses yeux étaient jaunes. «Je ne t’envie pas», dit-elle.
Je ne m’enviais pas non plus.
Je m’effondrai en larmes, Damien s’approcha, me prit dans les bras. Je léchai la légère plaie qu’il avait au cou. «Tu vas me rendre anthropophage, dis-je. C’est terrible ce qui nous arrive.» Il m’embrassa, comme un frère embrasse une soeur. «Je t’aime, dit-il. Pourquoi est-ce si difficile?» «Vas avec elle.» «C’est avec toi que je veux être.» «Tu me rends violente.» «Tu me fais peur.» «Séparons-nous.» «Ne nous séparons pas. Jamais.»

Musée Bourdelle. Le Centaure saisi de folie. A la fois homme et bête. Rêve de bronze. Ses yeux écarquillés sur moi.
Autour de moi, on parle. Des étudiants, des touristes. Des amants.
Je ne puis continuer à marcher dans mon ombre. Je ne puis poursuivre encore et toujours mon double. Damien, mon amour féroce. Mon contradicteur. Ton reflet annule le mien.
— Séparons-nous.
— Que dis-tu?
— Tu as fort bien entendu.
— ...J'ai cru entendre. Mais que dois-je savoir qui expliquerait ta décision?
— Tu le sais fort bien.
— Ainsi, c'est arrivé.
— C’est arrivé.

Je sors du musée. Je marche vite, très vite, zigzagant entre les passants, les voitures. Je fuis mon ombre. On freine brusquement : l’automobiliste crie, plus inquiet que moi. Il m’a évitée de justesse. Je m’assois tremblante sur le trottoir. Je regarde bien. Il n’y a pas de sang.
Je ne mourrai pas aujourd’hui. Il faut que je vive avec cette idée, que je ne mourrai pas, et que je ne vais pas non plus retrouver Damien. Il n’y aura pas d’interruption brutale du film. Pas de Paradis. Pas d’immobilité, lui et moi nous tenant par les mains, par le regard. L’automobiliste repart en faisant crisser ses pneux. Je me relève, avec la peur. Mais si, mes jambes se remettent en marche, mon dos se redresse, mon regard m’emporte déjà de l’autre côté de la rue. Je traverse avec précautions. Tout m’est devenu soudain plus léger. Je pense à toi, à Anne, aux rencontres futures, avec moins de désespoir.
On n’arrête pas la vie.

Carole Menahem-Lilin
copyright 2001